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« Le Népal connaît la lutte, la Kabylie aussi » – Keshab Sigdel
Figure majeure de la poésie népalaise contemporaine, Keshab Sigdel revient dans cet entretien sur son écriture engagée et sur son dernier recueil, Embargo, traduit en français par Alexandra Cretté et publié en 2025 aux éditions du Cygne. À travers ses textes, il interroge la justice, la dignité humaine, la mémoire, l’écologie et l’avenir des sociétés en quête de liberté. Dans cet échange, il évoque également la lutte du peuple kabyle et appelle à un dialogue interculturel entre les peuples.
KABYLE.COM : Bonjour, M. Keshab Sigdel. Nous sommes ravis de vous interviewer sur Kabyle.com !
KESHAB SIGDEL : Merci beaucoup. Je suis très honoré. J’espère que cette conversation permettra de créer davantage d’opportunités afin d’approfondir le dialogue littéraire et culturel entre le Népal et votre pays.
À la lecture de votre œuvre, nous percevons une vision sombre du monde, et un sentiment mélancolique se dégage de votre poésie. Le poète est-il condamné à être ainsi ?
Les poètes et les artistes créatifs écrivent toujours pour imaginer un monde juste pour l’avenir. Cependant, cette vision n’est possible qu’à travers un engagement avec le passé et avec le présent dans lesquels nous vivons. Si nous ne comprenons pas à quel point nos vies sont façonnées par les injustices sociales, politiques et économiques passées et présentes, nous ne serons pas en mesure d’organiser notre avenir. Les récits sombres et mélancoliques de mes écrits (et je pense qu’il en va de même pour les écrits d’autres poètes) font partie du travail de résolution des traumatismes du passé, afin que nous soyons mieux à même d’avancer vers un avenir meilleur.
Votre pays, le Népal, traverse actuellement une situation compliquée. Comment le poète perçoit il la politique, et quelle est sa place dans la dynamique du changement ?
Oui, le Népal traverse une situation difficile, mais porteuse d’un nouvel espoir. Dans les années 1950, le peuple népalais s’est battu pour une transformation démocratique contre le régime autoritaire de la dynastie Rana, qui a toutefois été saboté par un autre régime autoritaire à travers la fois le système Panchayat, sans parti politique, et une monarchie active. En 1990, un mouvement populaire, connu sous le nom de janaandolan, a rétabli la démocratie. Mais il nous reste des problèmes d’inclusion à résoudre. En 2006, un autre mouvement populaire a renversé une monarchie qui durait depuis près de deux décennies et demie au Népal, transformant le pays en une république démocratique. Bien que ce mouvement ait abordé les questions d’inclusion, ces dispositions constitutionnelles ont été détournées par les politiciens. Un groupe de jeunes, que l’on croyait « indifférents » aux affaires politiques, est soudainement descendu dans la rue pour protester contre le népotisme, la corruption et la mauvaise gouvernance endémiques. Il s’agissait d’un mouvement non pas contre le système démocratique, mais contre les dirigeants corrompus. Nous avons désormais un gouvernement intérimaire chargé d’organiser de nouvelles élections, le parlement actuel ayant été dissous. Cependant, des opinions très tranchées s’expriment quant à la nécessité de réformes constitutionnelles concernant une « politique de sortie » qui obligerait les dirigeants à renoncer au pouvoir au sein de leur parti et du gouvernement après une période déterminée. De plus, nous avons pour voisins immédiats la Chine et l’Inde, qui ont leurs propres intérêts, tout comme les États-Unis. Il est donc très difficile de trouver un équilibre entre les aspirations internes des individus et les intérêts externes. Les poètes et les écrivains créatifs du Népal ont toujours exprimé leur aspiration au changement dans le pays. Lorsque les partis politiques ont été discrédités pour corruption, ce sont les poètes et les artistes qui sont descendus dans la rue pour réclamer le changement. La société népalaise tient en haute estime les créateurs, les artistes, en raison de leur contribution à la transformation sociale et politique.
Dans votre recueil Embargo, les phrases interrogatives sont récurrentes. Ne sont-elles pas un moyen d’impliquer le lecteur dans vos questions et/ou de l’encourager à réfléchir ?
Nous vivons dans une société multiculturelle avec différentes visions du monde. En tant que poète et activiste engagé dans les mouvements démocratiques et pour la justice, je crois qu’il est essentiel pour nous d’écouter la voix des autres et de respecter les différences. Les questions ouvrent la voie à un dialogue ouvert. Les affirmations catégoriques, en revanche, mettent fin au dialogue. Je pense que nous devons toujours laisser la porte ouverte au dialogue. Vous avez raison, l’utilisation de phrases interrogatives est un moyen efficace d’impliquer les lecteurs et de créer un espace démocratique propice au dialogue.
Dans votre poème intitulé « Sophia, ma femme robot ! », vous dénoncez avec humour la réification de l’humanité par la civilisation et les progrès technologiques. Avec l’avènement de l’IA et d’autres nouvelles technologies à l’avenir, ne craignez-vous pas une déshumanisation totale de l’humanité ?
Ce poème a un contexte. Sophia est le nom d’un robot humanisé qui a été amené à Katmandou en 2018 en tant qu’orateur principal lors d’une conférence sur « La technologie au service des services publics » organisée par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Le but de sa visite était d’explorer comment la technologie et l’IA pouvaient améliorer le développement au Népal. Ces avancées technologiques sont essentielles. Cependant, elles doivent être utilisées au service de l’humanité, et non au détriment de celle-ci. L’injustice économique existante s’accompagne d’une fracture numérique croissante. Et notre aspiration á la justice est menacée lorsque nous mettons l’accent sur les technologies, en ignorant la question urgente de la dignité humaine.
Keshab Sigdel, vous abordez également les questions écologiques, comme en témoigne ce poème intitulé « L’arbre et les oiseaux ».
« Un arbre est tombé.
Dans sa chute,
Un monde créé par un couple d’oiseaux
S’effondre avec lui. »
Pensez-vous que la lutte pour la protection de la nature et de l’écosystème est aussi essentielle que toutes les autres luttes menées par les poètes ?
De nombreux écrivains ont abordé les questions écologiques. Mais ils sont soit anthropocentriques, soit déconnectés des réalités sociales. « L’arbre et les oiseaux » est un poème à double sens. Au niveau le plus évident, il suggère une vision plus holistique de l’écologie, où les êtres humains, les animaux, les oiseaux et les plantes sont tous considérés comme faisant partie de l’écosystème. À un niveau métaphorique, il suggère le schéma migratoire des jeunes et la désintégration de la génération plus âgée, qui est contrainte de s’adapter à une réalité nouvelle (et souvent plus dure), où leur ancien habitat et leur culture s’effondrent. Je pense que la perte de repères pour les personnes âgées et leur déconnexion d’avec leurs enfants créent de nouveaux défis. Je pense que ces questions devraient faire partie des préoccupations humanitaires.
Quels poètes influencent votre écriture poétique ?
Je n’ai pas écrit sous l’influence d’un poète en particulier, et je ne suis pas non plus adepte d’une école poétique. Lorsque vous êtes « adepte » d’une certaine tradition poétique, vous commencez à créer un dogme. Je reste indépendant de toute tradition de ce type. Je crois en ma conscience. Cependant, depuis mes débuts, de nombreux poètes, écrivains et philosophes ont eu une grande influence sur la formation de ma vision du monde. Je leur rends hommage à tous.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
En tant que professeur d’anglais à l’université, j’enseigne régulièrement des cours concernant les théories et divers genres littéraires. Je suis actuellement actif au sein du World Poetry Movement, qui mobilise des poètes et des organisations littéraires pour mener des actions poétiques sur des questions mondiales urgentes telles que les migrations, les droits des peuples autochtones et la justice. Actuellement, nous menons une campagne pour la justice aux côtés du peuple de Gaza. De plus, je participe à la rédaction d’un magazine mondial de poésie appelé Poetry Planetariat. Je travaille également sur mon nouveau recueil de poésie népalaise, que j’espère publier l’année prochaine. J’ai également quelques projets de traduction littéraire.
Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions. Un dernier mot ?
J’ai lu des ouvrages sur la longue histoire du peuple kabyle et son combat pour la justice. Il est temps désormais de créer des opportunités pour un dialogue interculturel plus large, au-delà de nos frontières géographiques. Je vous remercie également de m’avoir donné l’occasion d’exprimer mon point de vue sur mes écrits et sur d’autres questions sociales dans votre magazine populaire et de qualité.
Entretien réalisé par Amar BENHAMOUCHE
