Auns Darouaz-Khechine : une poésie vivante, ouverte et engagée

Interview – Quand la poésie devient espace de résistance, d’ouverture et de mémoire

Jeune poète franco-tunisienne, Auns Darouaz-Khechine revient dans cette interview pour nous parler de la poésie en général et de sa poésie en particulier.

Bonjour Madame Auns Darouaz-Khechine. Nous sommes ravis de vous interviewer sur Kabyle.com !

Merci de m’accueillir ici. C’est un honneur et une joie de faire résonner ma voix sur Kabyle.com, un lieu de mémoire, de culture et de transmission. Dans chaque entretien, je vois une rencontre, et la rencontre, disait Édouard Glissant, est toujours une promesse d’ouverture.

Comment êtes-vous arrivée à la poésie ?

Je n’ai pas le souvenir d’un moment où la poésie m’aurait rejoint : elle était déjà là, comme une respiration intime depuis l’enfance. Pour moi, la poésie n’est pas un genre littéraire réservé à quelques initiés, c’est une manière d’habiter le monde. Elle se glisse partout : dans un éclat de voix, un geste quotidien, une lumière sur un visage. Écrire, c’est capter ces vibrations et leur donner une forme. Je crois profondément que la poésie est ce qui fait l’humanité de notre espèce : cette capacité à nommer, à rêver, à tisser du sens au-delà de la survie. Là où il y a regard attentif, là où il y a émerveillement ou révolte, il y a déjà poésie. L’écriture n’est alors qu’un prolongement de ce mouvement vital. Petite, j’écrivais déjà des fragments, des esquisses. Plus tard, j’ai compris que le poème est une nécessité.

Comment vous définissez le « poète » ?

Le poète n’est pas un être à part, mais un être parmi ; quelqu’un qui regarde le monde autrement et tente de le dire. Je crois avec Paul Celan que le poème est “une poignée de main”. Le poète tend la main vers l’autre, avec des mots incertains mais habités d’espérance. Être poète, c’est être en état de vigilance et de fragilité, être traversé par ce qui nous dépasse, et pourtant persister à dire.

Dans un beau poème en vers libres intitulé « « Cartographie de l’arrachement en trois actes », publié dans la revue Lettre d’hivernage aux Éditions La Kainfristanaise, vous décrivez l’ Histoire sanglante d’un pays construit dans un climat de violence et vous concluez ainsi sur le rêve américain : « Le rêve américain ! » Mirage d’or sur une terre exsangue, Où le pouvoir s’enrobe du velours des intérêts impurs. Cette vision ne nous renvoie- t-elle pas à la réalité des États-Unis d’Amérique aujourd’hui ?

Oui, bien sûr. Le “rêve américain” a longtemps été ce récit qui promettait une ascension, une liberté, une prospérité à portée de main. Mais quand on gratte le vernis, il laisse voir ses ombres : l’exploitation, la violence systémique, les inégalités abyssales. C’est un mirage qui brille, mais qui ne désaltère pas. Dans le poème, j’ai voulu montrer que l’Histoire des nations s’écrit trop souvent avec le sang et les larmes, puis se recouvre de slogans qui séduisent. Ce qui m’intéresse, c’est de dévoiler la fracture entre le discours et la réalité vécue. Les États-Unis aujourd’hui, comme ailleurs, portent cette tension : la promesse de liberté et la brutalité des intérêts économiques et géopolitiques. Mais je ne suis pas analyste politique : je suis poétesse. Et la poésie permet de décaler le regard, d’ouvrir une brèche où l’on peut à la fois dénoncer et rêver. Ce n’est pas tant de juger un pays qu’il s’agit, mais de mettre en lumière ces contradictions universelles ; celles de toutes les sociétés humaines.

 Auns Darouaz-Khechine
Auns Darouaz-Khechine : « Que la poésie ne soit pas un territoire réservé, mais une maison ouverte »

Dans votre poème intitulé « Nous sommes Antigone », publié dans Septembre nuit, vous conjuguez vos vers aux auspices d’un verbe acéré, affirmant votre engagement féministe. Et vous affirmez : Nous sommes les larmes de nos mères, les rires de nos filles, les chants de nos aïeules. Pensez-vous que, malgré les acquis obtenus dans certains lieux du monde, le combat pour la libération internationale de la femme soit encore long?

Oui, le combat est encore long… peut-être interminable, car il se réinvente sans cesse face à de nouvelles formes d’oppression. Certes, dans certains pays, des droits essentiels ont été conquis. Mais ailleurs, et même parfois dans ces mêmes lieux, ces acquis restent fragiles, menacés, remis en cause.Écrire Nous sommes Antigone, c’était affirmer une lignée de résistance : les larmes de nos mères, les rires de nos filles, les chants de nos aïeules. Antigone ne se tait pas, elle ne plie pas. Elle incarne une insoumission vitale.Je crois que le féminisme, loin d’être une idéologie figée, est une vigilance permanente, une attention à toutes les voix réduites au silence. Tant que des femmes seront niées, violentées, écartées de la lumière, notre tâche sera de continuer à dire, à agir, à écrire. La poésie peut sembler fragile face aux violences du monde, mais elle est aussi une arme douce, tenace : elle donne souffle, elle relie, elle refuse l’effacement.

Aujourd’hui, le monde connaît une crise politique, économique et éthique : les fascismes montent et pointent un seul coupable « l’émigré ». Dans votre poème intitulé « Traces poétiques migratrices » finaliste du concours littéraire du Muséum de Paris, vous décrivez les mouvements migratoires qui répartirent l’humanité sur la terre et vous dites : La migration, viscéral, éternel mouvement.

Pour vous la poésie, la littérature et les arts, les sciences, en un mot, toutes les connaissances humaines, peuvent-elles nous unir et nous éloigner de la bêtise et de la dégénérescence ?

Je le crois, oui. La migration est le mouvement premier de l’humanité : nous sommes tous, quelque part, les héritiers d’un exil, d’une traversée, d’un départ. Quand certains veulent dresser des murs et désigner des coupables, il faut rappeler que se déplacer, chercher ailleurs, rencontrer l’autre, est au cœur même de ce que nous sommes.La poésie, la littérature, les arts, mais aussi les sciences et toutes les formes de connaissance, sont autant de manières de relier plutôt que de séparer. Ils ne suppriment pas la violence d’un coup de baguette magique, mais ils ouvrent des espaces de dialogue, de pensée, de reconnaissance mutuelle.Écrire, créer, transmettre, c’est résister à l’appauvrissement du langage qui nourrit la haine. C’est refuser la simplification brutale qui réduit l’autre à une menace. Là où les discours fascisants ferment, la poésie et les arts ouvrent. Là où l’ignorance détruit, la connaissance éclaire.Alors oui, je crois que toutes ces formes de savoir, si elles s’entrelacent, si elles circulent, nous éloignent de la bêtise et de la dégénérescence, et nous rappellent une vérité simple : l’humanité est migration, l’humanité est relation.

Que pensez-vous de la place de la poésie aujourd’hui en France et en Tunisie ?

La place de la poésie a beaucoup évolué. Longtemps, elle a occupé une position centrale dans les sociétés, qu’elle soit chantée, récitée ou publiée dans de grandes maisons. Puis elle a semblé se marginaliser, reléguée à un petit cercle de lecteurs. Mais en vérité, elle n’a jamais cessé d’exister : elle change simplement de lieux, de voix, de formes.Aujourd’hui, je crois qu’on assiste à un regain. En France comme en Tunisie, de nouvelles formes naissent : la poésie sort du livre pour aller vers les scènes ouvertes, le slam, les lectures publiques, les performances. Elle s’hybride avec la musique, avec les arts visuels, avec le numérique. Elle invente des passerelles entre oralité et écriture, entre tradition et modernité.En Tunisie, cette hybridation prend racine dans une longue tradition orale et populaire, où la poésie a toujours été un vecteur de résistance et de transmission. Elle continue d’être portée dans la rue, dans les cafés, dans les luttes sociales. En France, elle trouve sa vitalité dans les marges : petites revues, micro-éditeurs, scènes alternatives. Ces espaces discrets deviennent des foyers d’invention et d’expérimentation.Ce qui me frappe, c’est que la poésie, malgré son apparente fragilité, survit à tout : aux crises, aux silences, à l’oubli. Elle se régénère constamment, elle trouve toujours de nouveaux corps pour la porter, de nouvelles voix pour l’incarner. Sa place n’est peut-être plus institutionnelle, mais elle est vivante, elle circule. Et c’est sans doute là sa vraie force : la poésie ne s’éteint jamais, elle se transforme, elle irrigue.

Quels sont les poètes qui influencent votre écriture poétique?

Mes influences sont multiples et mouvantes, comme des filiations intimes. Il y a d’abord les voix fondatrices : les grandes poétesses comme Anna Akhmatova, Forough Farrokhzad, Andrée Chedid, qui ont montré que la poésie pouvait être à la fois cri, tendresse et résistance. Il y a aussi Paul Celan, dont chaque vers est une brèche ouverte dans la langue ; Mahmoud Darwich, qui a fait de l’exil une patrie poétique ; ou encore Rilke, dont les Élégies m’accompagnent.Mais je suis aussi marquée par des voix contemporaines, qui expérimentent, qui hybridisent : les slameuses, les poètes de scène, les écritures qui mêlent prose, chant et fragments. Je crois que chaque lecture, chaque rencontre poétique laisse une trace, consciente ou souterraine.Et puis, au-delà des “noms”, il y a toutes ces voix anonymes, celles des mères, des aïeules, des chants populaires, des récits oraux. C’est peut-être là, dans cette mémoire collective, que se trouve l’influence la plus profonde. Mon écriture est traversée de ces voix multiples : elles ne me dictent pas quoi écrire, mais elles me rappellent toujours que la poésie est un espace de résonance.

Votre dernier recueil de poésie lu?

Tout récemment, j’ai lu Bouche fumier d’Hortense Raynal, un texte intense et organique qui m’a beaucoup marquée par sa puissance d’image et de rythme. Mais il est difficile pour moi de parler d’un “dernier” recueil, car je lis toujours plusieurs choses en parallèle : des poètes contemporains, des revues, des textes plus anciens.J’aime cette dispersion féconde : elle crée un dialogue secret entre les voix. Une revue me donne l’éclat d’une découverte, un recueil m’offre la continuité d’une voix, un texte classique m’ancre dans la profondeur du temps. Je crois que lire de la poésie, c’est habiter une polyphonie, circuler entre des intensités multiples.

Quel est pour vous le moment idéal pour écrire?

J’écris surtout le soir, quand le silence s’installe et que le jour dépose enfin ses bruits. C’est un moment où les mots peuvent se déposer plus librement. Mais en réalité, la poésie ne connaît pas d’horaires : elle surgit dans le métro, en marchant, en classe parfois. Le poème ne prévient pas, il s’impose. À moi de tendre l’oreille et de lui faire place.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?

Mon avenir, je le vois d’abord dans la transmission : continuer à enseigner les lettres modernes et, à travers elles, éveiller chez mes élèves le goût de la littérature, leur montrer que les mots ne sont pas seulement matière scolaire mais un passage vers la liberté et l’imaginaire.Je veux aussi poursuivre mes ateliers d’écriture, ces lieux fragiles et puissants où chacun ose prendre la parole, où l’écriture devient expérience collective et intime à la fois.Enfin, je travaille à un texte hybride, entre roman et journal, qui suit la métamorphose d’une voix passant du elle au je. C’est l’histoire d’une femme qui cherche à se réapproprier son identité, à redevenir sujet de son récit. J’écris ce livre comme on écrit une traversée ; avec l’espérance qu’il touche, qu’il trouve son lecteur, qu’il ouvre d’autres possibles.

Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions ! Un mot pour conclure ?

Merci pour cet échange. Je n’ai pas de conclusion, seulement une promesse : continuer à écrire, à faire écrire, à croire que la poésie peut encore habiter nos vies. Que la poésie ne soit pas un territoire réservé, mais une maison ouverte.

Entretien réalisé par Amar BENHAMOUCHE

Amar Benhamouche
Amar Benhamouche
Articles: 88

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.