Iren Mihaylova, la poésie comme fleur de vie éternelle

Lauréate du prestigieux Prix Maurice Magre, Iren Mihaylova incarne l’artiste totale : poète, psychanalyste, musicienne, peintre… Elle revient sur sa démarche intime et radicale où la création s’impose comme une nécessité vitale, entre douleur, silence et transcendance.

Iren Mihaylova : « La tâche la plus exigeante pour un artiste qui se veut honnête et authentique est d’apprendre à mettre ses ressources cachées au profit d’une cause qui le dépasse. »

Interview d’Iren Mihaylova lauréate du Prix Maurice Magre

Psychologue, psychanalyste, poète, écrivaine, musicienne et peintre, Iren Mihaylova est née à Sofia, en Bulgarie. Elle revient dans cette interview pour nous parler de poésie, de peinture et du Prix Maurice Magre qui lui sera bientôt décerné par l’Académie de Languedoc.

Bonjour Madame Iren Mihaylova. Nous sommes ravis de vous interviewer sur Kabyle.com ! Vous recevrez bientôt le Prix Maurice Magre de l’Académie de Languedoc pour votre dernier recueil Depuis ma chère disparition. Tout d’abord, toutes nos félicitations. Un mot sur ce prix et cette distinction ?

Iren Mihaylova : Bonjour, je vous remercie tout d’abord pour votre invitation dans cet espace d’échange artistique. Oui, je pense qu’il est important, à l’aune de l’attribution de cette distinction, de nommer le contexte dans lequel elle m’a été attribuée. Ce qui distingue les prix des arts et des sciences de l’Académie de Languedoc, c’est la place de l’Occitanie et d’une tradition littéraire et artistique ancrée dans une région vaste, qui a été une source d’inspiration profonde pour ma création depuis 2018.

Il est vrai aussi que j’ai écrit Depuis ma chère disparition en grande partie entre Sète et Montpellier en 2024, puis je l’ai terminé en Bulgarie, dans la ville natale de ma mère, Tchiprovtsi (origine du nom : « celui qui se fait beau »). C’est là que je suis partie en résidence d’écriture. Cet alliage géographique et littéraire entre deux cultures et deux langues, c’est ce que ce prix célèbre pour moi, à titre personnel. C’est aussi une reconnaissance de mon sentiment profond d’appartenance à la langue française, qui m’a offert un espace d’infinie liberté, une source de création inépuisable que ma langue natale bridait en partie.

Et c’est bien grâce à cet alliage, et grâce à la langue française, que j’ai recommencé à écrire, publier et traduire en bulgare dans un langage poétique, dans un univers qui m’est propre. C’est d’ailleurs cela que le Prix Maurice Marge célèbre : cette originalité. Et c’est aussi une confirmation de l’importance d’avoir mené une lutte artistique acharnée, d’être restée ferme dans mes positions sur mon chemin, face à une réalité qui voulait me dissuader de poursuivre le travail colossal que représente la création d’une œuvre authentique, originale, singulière, et profonde dans le temps — avec un style propre, qui se forge. C’est surtout un signe : continuer.

On sent, en lisant votre recueil Depuis ma chère disparition, un regard sombre sur le monde et un sentiment mélancolique que dégage votre poétique. Un poète est-il condamné à l’être ?

Alors, c’est peut-être une question que je me posais moi-même il y a quelques années. D’ailleurs, je consacre mon dernier ouvrage, Travail sur le deuil, un journal d’écriture accompagné par les dessins à l’encre bleue de Camille Sauton, en partie à cette question.

Pour dire les choses simplement mais aussi avec nuance : il est nécessaire que le poète (ou l’artiste en général) ait une foi profonde dans le sens que la création apporte au monde. Cela implique une sensibilité accrue, une capacité d’endurance face à l’œuvre qui exige, traque, détruit parfois, et dépasse son auteur — ainsi qu’une force de vie inébranlable malgré les embûches personnelles.

Je pense que même le mot « mélancolique », tel que vous l’avez employé, ne peut pas être pris au pied de la lettre — ni dans le sens poétique, ni dans le sens clinique. Cela signifie tout simplement que, pour créer, et même pour vivre à l’endroit de son désir, on a besoin d’avoir une conscience profonde de la perte, un courage, et une énergie qui rencontrent un conflit avec une réalité souvent peu propice à ces réalisations.

Savoir perdre, ou pouvoir perdre, est primordial à tout succès, à tout bienfait, et doit être un moteur de travail, une conscience de la fragilité et de la préciosité de la vie.

La tâche la plus exigeante pour un artiste qui se veut honnête et authentique est d’apprendre à mettre ses ressources cachées au profit d’une cause qui le dépasse. Il est serviteur de l’œuvre. Et c’est à la fois ce qui est sublime, mais aussi ce qui est contraignant, et peut faire peur, consumer, englober, faire perdre.

Je pourrais en dire davantage, mais je vous laisse découvrir par vous-même à travers Travail sur le deuil et mes autres dizaines d’ouvrages que j’ai consacrés à la question de la perte dans sa complexité et sa profondeur — qui est, pour le créateur, au fond, un désastre lumineux.

Vous êtes psychologue de formation. En psychanalyse, tout silence ou tout arrêt ont une signification profonde, et même inconsciemment fertile et favorable à la créativité. Le lien patient/thérapeute favorise de facto l’émergence de l’inexprimé. Ainsi, pour ne pas perdre le fil, et en prenant appui sur votre ouvrage Travail sur le deuil, publié en 2025 aux éditions Peau électrique, où vous dites page 7 : « J’accouche ma vérité dans le silence. » Et page 20 : « Ne pas oublier – les jours de non-écriture sont des jours d’écriture. »
Pour vous, tout silence, tout recul et tout arrêt ne sont-ils, pour un poète, que les moments qui précèdent une floraison bigarrée et une manifestation du latent ?

Alors il y a une différence entre silence, arrêt et recul. Il y a aussi plusieurs types de silence. Si la question vous intéresse d’un point de vue analytique, il existe des œuvres entières sur ce sujet.

Dans ce sens : non, pas tous les silences sont propices à la création. Il faut apprendre à se taire sans taire ce qui parle en nous pour créer. Beaucoup d’artistes en souffrent, et ne créent pas, car ils ne peuvent pas dépasser cette souffrance et ce conflit.

Le silence n’est pas non plus un recul ou un arrêt. Un silence n’est pas forcément un moment d’accalmie. Au contraire, c’est souvent un lieu de tumulte, dans l’art. Mais ce lieu n’est ni un arrêt, ni un recul — même si, de l’extérieur, on peut bien le penser. Ou même si l’artiste lui-même le pense ainsi.

Créer de et dans l’intériorité est ce qu’il y a de plus dur. C’est un déchirement constant. Cela demande une capacité à se détacher de soi, à se mettre au service de l’énergie de vie — de façon très intense.

Dans ce sens, le silence, en tant que moment de non-travail mécanique ou de non-production factuelle, fait partie du travail. C’est du travail aussi, mais comme vous le dites : de façon latente.

Pour la création, absolument tout fait partie du travail : le sommeil, le repos, les conflits avec votre voisin, la lampe qui tombe et vous agace, le fait d’avoir passé de très bonnes vacances et que le travail ne vous a pas manqué, l’inquiétude, le soulagement, le doute que cela provoque.

Tout cela est une pierre de plus dans votre création.

Quand vous créez une œuvre, même si vous passez vingt ans sans écrire, vous n’avez jamais cessé d’écrire. C’est cela, pour moi, la préparation d’une œuvre.

Dans le même ouvrage, on sent une présence marquante de la philosophie nietzschéenne. La répétition du « Je » comme une attitude d’affirmation à l’égard de la vie. Vous résumez la vie ainsi : « souffrir et créer ». Vous nous dites qu’on ne peut créer et écrire sans souffrance. Nietzsche aimait les poètes. Mais il qualifiait, dans Ainsi parlait Zarathoustra, ceux de son époque de menteurs.
Mais le poète d’aujourd’hui, traversé par des crises économiques, politiques et diplomatiques, pourrait-il nous conduire à cette société humaine de la Surhumanité ? Une communauté humaine de la Vie ?

Je vous remercie pour cette question qui ouvre plusieurs débats. Je me contenterai de répondre de ma place, celle d’une personne dont le travail, sous une forme ou une autre, est de penser l’intériorité.

Je pense que Nietzsche aimait la poésie mais détestait les poètes. Il se sentait seul, mal compris. Il s’isolait et se vouait à une idéologie qui, parfois, l’enfermait. Mais lui-même est l’un des poètes modernes les plus profonds, les plus touchants, les plus discrets. C’est une poésie. Car Ainsi parlait Zarathoustra est, pour moi, avant tout un long poème sur une intériorité complexe et tourmentée, qui trahit aussi une universalité qui peut nous concerner tous, différemment.

Ce que j’ai peut-être pris de Nietzsche, c’est cette conscience aiguë que l’œuvre s’écrit malgré nous, parfois à l’encontre de ce que nous sommes ou voulons être, et que l’accompagner est plus important que le confort personnel.

Mais comme je le disais plus tôt, il faut rester prudent et nuancé dans sa pensée.

Il s’agit de pouvoir souffrir pour tolérer les difficultés de la vie, ne pas se laisser abattre, ne pas tomber dans l’impuissance. Il y a souffrance et souffrance. Il ne s’agit pas de vivre pour souffrir, mais d’apprendre à tirer de la souffrance ce que l’on peut, et de la transformer en matière précieuse de travail.

C’est cela, le travail de l’artiste. C’est ce travail qui lui permet de moins souffrir, ou de souffrir autrement.

Pour l’artiste, la souffrance vient du fait de ne pas être en mesure ou en condition de réaliser son œuvre, et donc de se réaliser soi-même. C’est cela, pour moi, la tragédie de Nietzsche : il n’a pas pu aller jusqu’au bout… ou un peu quand même, au prix de sa vie.

La raison en est probablement cette énorme sensibilité dont je parlais. C’est lorsque la profonde empathie et la capacité de souffrir — donc de créer et de vivre — ne peuvent pas être mises au service de soi et de la vie, que la vie et la création font souffrir.

En créant, j’élève ce poids au rang de l’œuvre, pour créer deux vies : la mienne et celle d’un deuxième moi-nous, dans la création.

Vous êtes à la fois peintre et poète. Pensez-vous que peinture et poésie vont de pair ?

Alors je dirais que ce n’est pas le cas dans toutes les poésies, encore moins dans les poésies blanches ou expérimentales qui détruisent, attaquent l’image, s’en réclament — et pourquoi pas, d’ailleurs. C’est très bien de casser cette convention et de différencier les espaces.

Mais pour moi, à titre personnel et artistique, et c’est là où je me rapproche un tout petit peu des néo-lyriques et des surréalistes en même temps, l’image est le centre.

Mais vous vous en doutez, nous ne parlons pas d’une image réaliste ou conventionnelle. Nous parlons de l’image telle que nous la retranscrivons depuis l’inconscient, que ce soit par la peinture ou l’écriture.

Encore faut-il avoir accès à ce réservoir scénique, et aussi un type de personnalité et de sensibilité qui puisse produire la quantité de matériau à utiliser. Ensuite, il s’agit de libérer la voie pour que ces choses s’expriment.

Il y a un autre lien aussi : la peinture a déchargé mon écriture de cette contrainte de l’image qui peut empêcher, en même temps, l’épuration.

Le travail sur l’imagé est très long et difficile, et peut parfois freiner l’accès à une essentialité que l’on retrouve dans certaines écritures blanches. On peut aussi peindre sans faire image, mais il y a toujours l’aspect visuel qui frappe au premier abord.

Dans mon travail, peinture, écriture, musique, etc. ne forment qu’un tout, et c’est le même travail qui se met en place, avec les mêmes difficultés, les mêmes satisfactions. Avec une seule différence : la musique a pour moi une dimension de plaisir supplémentaire.

J’essaie aussi de vivre ce que cela fait de créer en même temps dans l’écriture et dans la peinture, et ce, de différentes façons : en organisant des expositions-performances collectives pour les artistes de Peau Électrique, en créant des livres collaboratifs avec des artistes différents, ou dans des projets personnels, en aménageant un atelier où je peux écrire et peindre presque dans le même mouvement.

Je continue à envisager, repenser, développer les processus et les possibilités de ces deux médiums, que je nourris par le travail musical, pour les faire accéder à une dimension nouvelle.

Pour vous, qui avez beaucoup voyagé, la langue d’écriture et le lieu de votre résidence influencent-ils votre style et votre façon d’aborder les thématiques ? Et que pensez-vous de la place de la poésie aujourd’hui dans le monde ?

Je dirais oui et non.

Non, dans le sens où j’écrivais déjà en français, avec les mêmes préoccupations, lorsque j’habitais en Angleterre ou en Bulgarie.

Oui, dans le sens de la langue d’écriture interne, du style, de la sensibilité — qui sont eux influencés par la lecture, le contexte, les rencontres. Et c’est vrai : dans le passé, beaucoup par le paysage et la nature.

Mais aujourd’hui, c’est comme si je portais ces paysages en moi, qu’ils étaient devenus intérieurs, qu’ils ont épousé corps et âme mon être, pour devenir la scène et la plume même de l’expérience.

C’est en quelque sorte une expérience qui découle de la conception romantique de la poésie, mais avec au moins une différence notable : le paysage ou la scène observée, imaginée, ne sont pas des supports de l’expression de soi, mais des personnages à part entière, qui s’incarnent, se fondent, et prennent une place protagoniste.

On retrouve cette idée dans Depuis ma chère disparition, ce qui lui donne un aspect intrigant, émouvant, et ce qui vous a peut-être fait penser à des préoccupations poétiques classiques dans vos premières questions.

Quels sont les poètes qui influencent votre écriture poétique ?

Il y en a beaucoup. Je ne vais en citer que quelques-uns :

  • Robert Desnos, pour la pratique de l’écriture automatique et du rêve éveillé.
  • Jean Arp, pour la conception plastique du poème, que j’ai reprise dans mes premiers livres.
  • Proust, qui était aussi poète (dans mon recueil Ciel de ma mémoire, L’Appeau’strophe éditions, 2024).
  • Pouchkine, dans ma jeunesse.
  • Les poètes révolutionnaires bulgares, pour la force et l’importance du combat.
  • Les poètes symbolistes bulgares, comme Slaveïkov.

Du côté des expérimentaux, et dans la partie expérimentale de mon écriture, je remarque l’influence d’Anne-Marie Albiach, et ce que j’appelle l’écriture partition (par exemple dans mes recueils Tirer les ombres ou Cosmogonie de la perte, Sans Crispation éditions, 2023–2026).

Parmi mes contemporains, il y a Georgi Slavov, que je traduis en français, dont la poésie me touche profondément. Il m’inspire un sentiment fort d’attachement à l’importance de dire au-delà de tout intérêt particulier, si ce n’est la transmission de l’héritage inconscient et collectif qu’est le langage subjectif.

Quel est pour vous le moment idéal pour écrire ?

Le moment du jaillissement de l’impossibilité de ne pas écrire.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?

Mes projets tournent actuellement beaucoup autour de la musique, des programmations musicales et de ma carrière de pianiste.

Je travaille aussi au développement de la revue Peau Électrique, que j’ai cofondée avec Damien Paisant, que je codirige avec lui, et qui est en train de s’élargir et de s’épanouir.

J’ai également plusieurs livres en cours d’écriture : recueils de poésie, recueil de nouvelles, un deuxième roman, ainsi qu’un projet d’exposition qui sera bientôt achevé, et qui porte sur ce paysage intérieur que j’évoquais tout à l’heure.

Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions. Un mot pour conclure ?

Poésie, fleur, vie éternelle !

Entretien réalisé par Amar BENHAMOUCHE

Amar Benhamouche
Amar Benhamouche
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