L’artiste kabyle, entre indifférence et récupérations politiques

Wa l’artiste ! Oui, toi ! Non, pas toi, le zdeg rdeg amuseur des foules ! Pas toi non plus bien engraissé et priviligié ! Toi, tu ne chômes pas.
Je te parle à toi, l’artiste kabyle ! Toi qui vis dans un paradoxe douloureux, cruel ! Tu incarnes, ou tu essaies d’incarner, une mémoire, une langue, un combat et une sensibilité que l’on célèbre (ou pas du tout) du bout des lèvres, mais qu’on laisse mourir dans les faits.

Tu chantes, peins, incarnes des personnages, écris ou sculptes dans une langue, individuelle et collective, que beaucoup disent adorer mais que peu défendent réellement. Entre l’indifférence d’un public endormi, indifférent ou inconscient, et la convoitise des discours politiques, tu tentes de rester debout, seul ou avec quelques camarades et soutiens, face au vent, face aux algorithmes qui dénudent les esprits, et même face au vide criard et largement partagé.

Et pourtant, lorsque tu crées, tu donnes vie à tes idées, à tes émotions, à tes indignations, à tes amours ! Lorsque tu crées, tu ne te satisfais pas de produire de l’art : tu résistes. Ton art, ta création, sont un acte de survivance, un cri qui refuse l’effacement, le même que ton peuple récuse.

Mais ta voix, au lieu d’être entendue, se voit souvent dans des tentatives d’instrumentalisation. Les pouvoirs, quels qu’ils soient, essaient de l’envelopper de drapeaux, essaient de la travestir en symbole d’unité ou de rébellion selon les besoins du moment. Heureusement que les folklorisants et les orientalistes, même ceux issus de ton peuple (quel paradoxe !), n’ont aucun pouvoir sur ta voix. Oui, ta voix, on ne l’écoute pas : on essaie de l’utiliser pour des fins que tu n’as pas choisies. Tu ne la veux pas enfermée dans une boite définie, définitive ! 

Face à cette volonté de confiscation, tu te retires souvent dans une forme de solitude parfois lucide, d’autres enragée. Tu observes le monde d’un pas de côté, dans le silence des montagnes, le brouhaha des villes ou la rumeur d’une diaspora en perte vertigineuse. Tu sais que les systèmes n’attendent de toi ni vérité ni beauté, juste une apparence ou une voix pour légitimer leur perfidie.

Et même ceux qui t’aiment ne savent pas t’aimer, car en essayant d’accaparer ton amour dans une sorte d’exclusivité, ils t’enlèvent ta liberté ! Tu n’es pas un politicien mais, à ta manière, libre, tu es engagé !

Malgré tout, tu continues, obstiné (heureusement), parce que créer, pour toi, c’est maintenir en vie la possibilité d’un sens là où le sens est défiguré, et là où l’indifférence est plus insidieuse. Oui, l’indifférence ! Elle se cache dans les gestes ordinaires, quotidiens : l’absence de soutien, l’oubli des œuvres, la paresse du regard, l’évitement -avec malice ou bonne intention-, parfois même de tes propres proches, ta famille ou tes amis, ton village ou ta région.

Ils préfèrent, sur les réseaux, partager des vidéos de chats, des « fiers de l’être », des femmes en robes traditionnelles (d’ailleurs qui ne les ont même pas autorisés), des incantations religieuses (comme s’il n’y en avait pas déjà à profusion)…

L’indifférence tue plus que la censure, ay aggaw ! Et c’est sans doute là que le drame kabyle rejoint le drame universel : celui de l’artiste qui parle dans une langue minorée, au cœur d’un monde qui ne veut plus écouter que ce qui brille et ce qui fait danser.

Mais tant qu’un poète, un chanteur, un acteur, un comédien ou un peintre kabyle continuera « à dire », il restera une braise dans lkanoun de la nuit de son peuple. Car l’art kabyle, né dans la douleur et la fierté (nnif, xas di lexṣaṛa), ne demande ni compassion ni récupération : il demande reconnaissance. Pas celle des institutions, mais celle des consciences.

Et dans ton indulgence, dans tes efforts, tu écoutes la voix qui te dit : « L’expérience existentielle n’est pas facile pour un peuple qui se cherche. »

Noufel

noufel Kabyle.com
Noufel Bouzeboudja
Noufel Bouzeboudja
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