TAMGOUT (Kabylie) – Au pays de Yemma Khelidja

De Maillot, la capitale du arch des Imechedallen, à Sahridj, la route serpente au milieu d’une forêt de pins d’Alep. Le nom Imchedallen désigne les fantassins en berbère mais au lieu de garder la forme ancienne et authentique du nom, le pouvoir politique l’a arabisé en Mechedella. Ces dernières années, avec l’islamisation rampante de la société, le nom a carrément été islamisé en Mched’Allah faisant passer ses habitants pour des fanatiques qui se cramponnent désespérément aux basques d’Allah. Sans, bien sûr, leur demander leur avis. La piste qui mène vers Tala Rana, la fameuse source où le parc national du Djurdjura a installé une antenne est impraticable. La visite de Tala rana attendra donc la fonte des neiges. 

Au dessus de Sahridj, je décide d’emprunter la route d’Ivalvaren, où se trouve l’ermitage de Yemma Khelidja. La plaque de signalisation indique Belbara au lieu d’Ivalvaren. Encore un exemple de ce que les fonctionnaires zélés de l’administration algérienne appellent « l’arabisation de l’environnement ». Le village a été déserté depuis que les fous d’Allah se sont installés dans la région. Les maisons, abandonnées par leurs propriétaires, qui se sont refugiés dans la vallée, tombent en ruine. Il se dégage de ce coin abandonné une infinie tristesse et une indicible angoisse. Au bout de quelques kilomètres, n’ayant pas rencontré âme qui vive, je décide de rebrousser chemin. Trop dangereux.  Le spectre du terrorisme plane encore les lieux. Je suis frustré de ne pas pouvoir visiter l’ermitage de Yemma Khelidja ou plutôt ce qui en reste. Il y a 15 ou 20 ans, c’était encore un lieu de pèlerinage visité par des milliers de personnes venues de tous les coins de la Kabylie. 

Mais qui était vraiment Yemma Khelidja. Son nom a été donné à Tamgout, le plus haut sommet du Djurdjura, qui culmine à 2308 mètres d’altitude, mais on ne la connaît pas vraiement. On ne sait pratiquement rien de cette sainte qui vécut entre 1600 et 1700, sinon qu’elle avait le don de prévoir l’avenir et qu’elle parlait en vers. Elle avait son ermitage (thakhelouith) au pied de Tamgout et recevait des visiteurs qui venaient la consulter. Aucune recherche universitaire n’a été faite sur cette femme mythique et aucun livre ne parle d’elle à part « Poèmes Kabyles Anciens » de Mouloud Mammeri. Dans cet important ouvrage qui rend hommage aux poètes anciens de la Kabylie, on raconte l’épisode de ces deux visiteurs qui voulaient tester ses dons de divination et qui lui demandaient de leur égorger l’un des deux chevreaux  qu’elle possédait. Sa réponse à leur demande incongrue est rentrée dans la postérité :  

A Rebbi fked ameccim

Deg genni ad yeg d’aâlawen

Attergel tizi n’kwilal

D talin igawawen

Tamussni nssen d’ aghilif

Lemhibba nssen d’assawen

Ma tebbwim-d azzal n sin

Aaddit attezlum yiwen

 

Retour sur l’asphalte. Les travaux actuels d’élargissement de la route ont en fait une piste boueuse. Après quelques kilomètres, au dessus du village Imessdourrar, il faut se résoudre à abandonner la voiture. Au-delà de ce point, la neige règne en maîtresse des lieux. Je ne tarde pas à tomber sur la Source des Singes ou un panneau indique une altitude de 1300 mètres. Au-delà de cette limite ce sont les cèdres qui colonisent les flancs abrupts du Djurdjura. Les cédraies enneigées sont d’une beauté à vous couper le souffle. Elles sont le refuge du singe magot qui est ici chez lui. Il se nourrit de baies, de racines, de feuilles et de fruits et vit en bandes qui peuvent parfois dépasser la centaine d’individus. En été, il n’hésite pas à faire des chapardages en s’introduisant dans les vergers pour se gaver de fruits. Aujourd’hui, leurs cris ne se font pas entendre. Ils ont du se refugier ailleurs, sur des terres plus cléments. Les cèdres sont vraiment magnifiques. Certains spécimens sont gigantesques et doivent, certainement, approcher les deux mille ans d’âge au vu de la circonférence de leur tronc. Dans cet univers minéral qui force l’admiration, l’eau ruisselle de partout. Elle gonfle les petits ruisseaux et les rigoles qui descendent en cascades chantantes vers le fond de la vallée. Au fond du ravin le grondement sourd d’un torrent tumultueux emplit toute la montagne. Les oiseaux ne sont pas en reste. Pour accueillir ce printemps précoce, ils font étalage de tout leur savoir-faire mélodique en une variété infinie de gazouillis. Les vols de perdrix sont, par contre, une épreuve pour les nerfs. A l’approche d’un homme ou d’une bête, ces charmants gallinacés attendent le dernier moment pour s’envoler dans un bruit qui claque comme une détonation de fusil. Toute cette beauté ne doit cependant pas distraire des dangers qui guettent le promeneur ébloui. Chutes de pierre, avalanches et affaissements de terrain peuvent à tout moment faire tourner l’aventure au tragique. La solitude et l’isolement de ces hauteurs glacées n’incitent pas, non plus, à rester au-delà d’une certaine heure quand l’après midi est avancée. On n’est jamais à l’abri d’une mauvaise rencontre. Je repars, toutefois, confiant. Je suis un agnostique invétéré mais je sais que la haut, tout là haut, à 2308 mètres d’altitude, Yemma Khelidja veille sur ses enfants comme elle veille sur toute la Kabylie. 

Malek Ouary

Malek Ouary
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