Avril 80: c’est aussi notre combat !

La plupart de contes qu’on nous raconte se terminent bien. Le conte, c’est le monde merveilleux où la justice règne, le héro gagne, l’ayant droit triomphe, le bon et le naïf sont récompensés, les sacrifices donnent des fruits. Ces contes dans lesquels tteryel et waɣzen sont toujours vaincus pour que les héros vivent enfin libres et heureux. Donc, je voulais me replonger dans tous ces événements qui nous ont marqués depuis 1980 et en faire un conte. Un conte qui, j’espère, éveillera l’auditeur, charmera les héros, secouera les méchants, émouvra les âmes sensibles, bercera, instruira les enfants, et éclatera en une goutte de rosée printanière. Une rosée d’espoir…

Comme il fait beau en Kabylie ces jours-ci. Le soleil scintille dans le ciel si haut. Le Djurdjura se défait de jour en jour de son burnous blanc. Dame nature est fardée de ses meilleures attraits, de ses plus belles couleurs. La douceur du climat est exceptionnelle. Sous un olivier antique, il y eut une rencontre. Une rencontre de deux générations, de deux scientifiques, un homme et une femme, la vieillesse et la jeunesse, la sagesse et l’insouciance, l’au-delà et la vie. Et le dialogue entre les deux êtres de lumière s’enclenche. Parfois avec joie, parfois avec douleur ou amertume.

– Je n’en reviens pas ! Sérieux, ils continuent à encore interdire des conférences littéraires et scientifiques? Demanda le vieil homme avec un air perplexe.

– Oui, répondit la jeune femme. Oui, ils veulent toujours faire taire, museler, bâillonner les rêves…

Le vieil homme fit quelques pas, des petits allers-retours, avant de s’exclamer dans un soupir qui en dit long :

– Si j’ai bien compris, ca n’a pas changé depuis…. 37 ans plus tard, rien n’a changé !!

– Mais non ! Ne soyons pas si pessimiste. Tamazight s’enseigne maintenant à l’école. Bon, quelques heures par semaine seulement, c’est l’autre langue qui prend toujours le dessus, mais il y a un acquis ! Nous avons une chaine de télévision qui parle notre langue. Mais Tamazight ne s’y écrit pas en Tifinagh ni en latin, elle s’écrit de droite à gauche. Cela reste un acquis quand même ! Tamazight est devenu langue officielle dans la constitution ! Elle est reconnue quoique, dès notre atterrissage à l’aéroport, nous devons parler dans une autre langue, mais bon, elle est officielle sur le papier. Le reste viendra, je ne sais pas quand mais ça va venir et ça rentrera dans la légende comme Si Muḥend-u-Mḥend le fût dès sa jeunesse aviez-vous affirmé ! Il y a aussi des mouvements de revendication qui ont disparu, d’autres qui on vu le jour…

– Que d’étapes déjà franchies alors. Les luttes payent… Répondit le vieux sage qui rajoute « ceux qui vivent sont ceux qui luttent » aimait à répéter Victor Hugo.

La jeune femme est contente de rencontrer ce beau vieil homme et sa joie s’amplifiait à mesure que la causerie se poursuivait. Cet homme a semé de belles graines et ces graines ont germé, poussé, grandi, fleuri, et donné de succulents fruits. Elle jubilait à l’idée d’être sur sa trace.

-Tu sais, à Paris que tu as marqué fortement de tes œuvres, j’ai rencontré et connu quelques uns de tes disciples et ils m’ont énormément appris. J’ai vu la Maison d’Edition Imedyazen, la première Maison d’Edition amazighe à qui tu as confié le lexique, ou l’Amawal que tu n’as pas voulu signer, d’ailleurs. J’ai même été à la terrasse, à Montparnasse prendre un café là où tu savourais un verre avec les fondateurs du CERAM, tes amis, tes élèves. Je les ai découverts à travers toi, et j ai réussi à te découvrir à travers eux. Tu sais, Je voulais même étudier à la Sorbonne, l’université française qui t’a attribué le Doctorat Honoris Causa. Quelle était ma joie d’en avoir un avis favorable, c’est comme si tu me l’avais signé de ta propre main. Cette main généreuse qui nous a tant donné. Mais bon, la Sorbonne est destinée aux sciences humaines et moi j’avais pris un autre chemin…

Le vieil homme, en plus de s’intéresser à ce que la jeune femme lui disait était content de savoir qu’elle et sa génération étaient conscientes de la cause identitaire.

-Jeune femme, tu as tant appris ! lui dit-il.

La jeune femme est née après 80. Elle n’a pas vécu ces événements mais elle les a découverts, petit à petit, à travers les parents, l’entourage, la presse, les disciples…

-Que deviennent ces hommes et ces femmes blessés, maltraités et torturés? Ont-ils retrouvé leurs vies normales, fondé des foyers ? Ont-ils des enfants ? Et ces jeunes femmes de la résidence universitaire battues et humiliées ? Que deviennent-elles? demanda le vieux maitre.

-Je ne sais pas trop, mais je sais que beaucoup d’entre eux ont eu une vie brisée. C’est dur de passer au travers de tout ce qu’ils ont enduré. Leurs souffrances n’ont pas été prises en charge ni même reconnues. Alors les blessures ont du mal à se refermer.

-Dis-moi un peu plus sur ce qui s’est passé quand tu étais enfant? Les événements marquants?

La jeune femme réfléchit un moment. Elle pensa à cette année du boycott scolaire. Elle, elle a fait partie de ces enfants du boycott.

-Je ne comprenais pas trop la raison pour laquelle ils nous ont défendu d’aller en classe, mais je me suis beaucoup amusée avec mes copines durant cette année-là, à l’extérieur, dans les champs. Mais j’avoue qu’à un à moment donné je m en étais lassée, je voulais retrouver la bonne ambiance des classe, ça manquait à la brillante élève que j’étais.

Le vieil homme esquissa un sourire: elle se jette des fleurs dis donc, c’est beau ça ! Se disait-il !

– Le résultat, une année de perdue pour ma scolarité mais une de gagnée pour Tamazight…Dit-elle.

-Je suis rassuré que tu le prennes ainsi. Ce n’est pas évident de rester toute une année sans étudier…Apprenez, apprenez encore et sans fin. Le savoir est la seule voie salvatrice pour la Kabylie, le vrai remède à ses maux. Tiens, raconte-moi encore ce que tu as vécu après…

– La mort de du rebelle, en juin 1998. Cet événement tragique m’a fait comprendre le grand mensonge qu’on nous a toujours inoculé à l’école (llakul n Lzayer yeḥfan, comme il le disait lui-même !). Mentir à un enfant est un crime ! La fête de fin d’année et la remise des prix aux meilleurs élèves ont été annulées, c’était le deuil, le désarroi… Maman chantait souvent `le rebelle`, j aimais écouter sa douce et belle voix mais je ne donnais pas trop d’importance aux paroles à l’époque, j’étais trop jeune pour prendre la mesure du message. Mais après la mort de Lounès, j ai pris l’une de ses cassettes, seule dans ma chambre, et je l’ai écoutée, mais autrement, en tendant l’oreille, une oreille attentive…J’ai pleuré, j’ai vu ma mère, mes tantes, ma grand-mère, le pleurer aussi…Matoub m’a appris des choses sur 1963, sur nos anciens présidents dictateurs, sur les hommes politiques kabyles, sur 1980, sur toi… Les kabyles se sont révoltés, ils sont sortis dans les rues pour crier leur douleur. Le bilan: des morts et des blessés…

Elle se tut un moment, puis reprit:

-Puis arriva Avril 2001, les montagnards et les citadins se sont de nouveau révoltés. Les gendarmes ont froidement abattu le jeune Masensen, gratuitement…C’était un 18 avril…un autre printemps, noir celui-là ! Noir de deuil sans fin…

C’était ma première année au lycée, je m’y rendais dans les transports publics dans lesquels la vois de Matoub résonnait : wakka im d yessawlen, yeḥzen Lwed Aɛissi, a tarwa lḥif ma d yarew ugu lexrif. Le centre ville est envahi d’odeurs de bombes lacrymogènes, des odeurs de brûlures de pneus, de cendres. De la grisaille partout malgré les journées printanières ensoleillées… Je m’achetais chaque jour le journal qui a vu le jour pour appuyer cette révolte, cette colère et cette douleur …J’avais besoin de suivre et comprendre ce qui se tramait.

Le bilan est lourd…Je n’aime pas parler de chiffres! Mais le bilan est lourd, crois moi ! Tu veux savoir combien?

– Beaucoup de morts? demanda le vieil érudit.

-128 morts âgés de 13, 14, 15, 16, 17, 19 ans…des jeunes à fleur de l’âge. Parmi eux ceux qui avaient la vingtaine, la trentaine, la quarantaine….plus de 5000 blessés, gravement blessés. Le sang a beaucoup coulé. Les cris de douleur sont montés jusqu’au ciel, la terre arrosée de sang et de larmes a clame, a retenti: Abbuh a tarwa ! La Kabylie est meurtrie. La Kabylie est endeuillée. Nous étions et de nouveau seuls dans notre souffrance…

La jeune femme semblait emportée par ces événements, des larmes coulaient à foison de ses yeux. Elle était comme en transe !

– Je revois encore cette femme qui a été tuée alors qu’elle était sur son balcon. Je n’ai pas cherché à connaitre son âge, cela n’aurait pas soulagé ma souffrance. Je n’aime pas les chiffres. Quelle est la dernière phrase qu’elle a prononcé en faisant son adieu à ce monde plein d’injustice? Son dernier souhait? Son dernier mot? Que deviennent ses enfants? Son bébé? A-t-elle une fille? A qui cette fille va désormais dire yemma ? Qui va l’écouter quand elle aura besoin de se confier à une douce oreille? Qui la serrera fort contre sa poitrine et sentir la quiétude et la douceur maternelle? Qui lui fera confiance même au plus grand degré de ses folies, de ses délires? A qui elle chuchotera à l’oreille pour lui dire qu’elle est devenue une femme? Qui lui essuiera les larmes et la réconfortera quand elle aura des déceptions, des échecs? Qui l’aidera à choisir sa robe de mariée?

Emu, le sage homme posa la main sur la tête de son interlocutrice pour la consoler…

-Et celui qui a écrit avec son sang le mot liberté en rendant l’âme? Sa mère s’en est elle remise? Sa bien-aimée ? A-t-elle cessé de l’aimer? L’a-t-elle oublié? Peut-on oublier un homme qui a donné sa vie pour les siens? Bien sûr que non ! A-t-elle poursuivi sa vie, normalement? J’en doute ! Elle continuera à penser à lui dans les nuits les plus sombres, à le réécouter lui chuchoter à l’oreille qu’il l’aimait. Elle continuera à sentir les battements de son cœur! Lui qui lui a promis de l’aimer jusqu’à son dernier souffle, et il a tenu sa promesse. Un brave homme ne s’oublie pas…

Elle ira en cachette se recueillir sur sa tombe, au pied de la majestueuse montagne, en face de la mer bleue, où le beau soleil scintille de ses milles feux, la quiétude et la paix éternelle…Elle versera ses douces larmes…Elle priera pour sa paix éternelle…

Comment a t-il crié ce jeune dont la cervelle s’est répandue sur la terre? Je ne pourrai jamais oublier ce coin où des bougies scintillaient pendant de longs jours et de longues nuits, en sa mémoire. Ce coin est gravé à jamais dans ma tête. Sa famille a t-elle le courage de passer dans les parages? A-t-elle le courage d’aller y poser une gerbe de fleurs? D’aller écouter l’anza de l’être cher? Son odeur est-elle toujours là? Ses copains qui l’ont vu rendre l’âme peuvent-ils passer par là? Pourront-ils oublier ses sourires? Ses rires? Son énergie et ses cris quand ils jouent ensemble au ballon? Pourront-ils oublier les rêves qu’ils ont partagés? Le rêve de partir, de quitter pour se retrouver !

Sa maman a-t-elle eu le courage de toucher son linceul? A-t-elle eu le courage de faire des youyous d’Adieu ? Le courage de lui faire le dernier baiser sur le front? Le dernier regard? La dernière caresse?

Le vieux sage est touché profondément. Il bougeait sa cane sur le sol. Il soupire.

Elle avait son journal intime dans lequel elle consignait ses peines et surtout ses peurs.

Entrée à l’université, cette université qui porte le nom de ce grand homme. Une université connue pour sa rébellion, sa forte présence sur le champ culturel et politique….C’est en face de la bibliothèque centrale que retentissent des chants de revendication…

Elle respira profondément avant de reprendre:

-Et tous ces blessés? Ceux qui ont perdu leurs bras, leurs pieds? Leurs jambes? Leurs yeux? Que deviennent-ils? Ceux qui ont été traumatisés?

J’ai une admiration en ce héros, ce jeune journaliste d’origine kabyle qui a passé sa vie à se battre pour la liberté, à se servir de sa plume pour s’exprimer sur son pays, sur une vie et un peuple qui ne sait pas mourir. On est un peuple qui ne veut pas mourir. Ce jeune ambitieux plein de vie, qui voulait avancer en faisant un retour aux sources. J’ai beaucoup retenu de cette œuvre magistrale mais la phrase qui m’a marquée le plus: le sort des héros est de mourir jeune et seul. Et ça a été le sort de ce journaliste, de ces kabyles…

Elle se tut. Le silence s’installa…

Elle leva la tête et essuya délicatement ses larmes. L’Amusnaw était déjà parti…

Pris en tenaille entre l’opium et le bâton, le peuple s’échappa dans une longue traversée, escalada la colline que l’on n’oubliera jamais, avant de dormir au pied d’un olivier du sommeil du juste…

La bougie est tellement flamboyante qu’ils ont essayé de l’éteindre mais elle continue à brûler et un jour, elle les aveuglera de sa lumière pour illuminer son peuple !

Sabrina Azzi, Canada.

Sabrina Azzi
Sabrina Azzi
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