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Wafa GHORBEL : La culture, la littérature et l’art sont des boucliers contre l’obscurantisme
Universitaire, docteure en Littérature et Civilisation Françaises (Lettres Modernes)et auteure de trois romans en langue française : Le Jasmin noir (Maison Tunisienne
du Livre, 2016, Le Tango de la déesse des dunes (Maison Tunisienne du Livre, 2017 et Fleurir (Kalima Éditions, 2024, Wafa Ghorbel parle dans cette interview de son
engagement littéraire et artistique.
Bonjour Madame Wafa Ghorbel, nous sommes ravis de vous interviewer sur Kabyle.com ! Qui êtes-vous ?
Wafa GHORBAL : Bonjour et merci à vous de m’accueillir dans l’espace de Kabyle.com. Ravie de votre intérêt pour mon parcours. Je me présente : je suis Wafa Ghorbel, universitaire, docteure en Littérature et Civilisation Françaises (Lettres Modernes). J’ai soutenu une thèse de doctorat à la Sorbonne Nouvelle – Paris 3 sur la question du « Mal dans l’œuvre romanesque de Georges Bataille » et je continue aujourd’hui à explorer l’œuvre de ce penseur, à côté de celles d’écrivains de la même époque, dans mes recherches académiques.
Je suis parallèlement romancière. J’ai publié trois romans en langue française : Le Jasmin noir (Maison Tunisienne du Livre, 2016, Prix découverte – Comar d’or 2016), Le Tango de la déesse des dunes (Maison Tunisienne du Livre, 2017, Prix de la Foire Internationale du Livre de Tunis 2018 / Prix de la création littéraire féminine en langue française du CRÉDIF 2018) et récemment Fleurir (Kalima Éditions, 2024, Prix spécial du jury – Comar d’or 2024). J’ai auto traduit mon premier roman en arabe littéraire (publié en 2019).
Je suis, par ailleurs, chanteuse et je conçois des projets musicaux où le métissage Orient-Occident est souvent le mot d’ordre.
Comment êtes-vous arrivée à l’écriture?
J’ai grandi dans une famille où on lisait et où le livre avait une importance capitale. Mes parents avaient une belle bibliothèque dont les couleurs et les odeurs me fascinaient. Papa écrit depuis son jeune âge, mais s’il n’a pas publié de romans. Il continue cependant à rédiger son journal intime tous les jours, depuis de longues décennies (avant même ma naissance). Cette image du père qui écrit a été déterminante dans les choix de vie de la fille que j’étais et de la femme que je suis.
Pour le reste, l’école publique nous exhortait à lire. Au lycée, une professeure (Saïdati Aïda Rebaï) – devenue par la suite ma meilleure amie – nous invitait à découvrir les classiques de la littérature arabe et à tenir un journal intime. Son cours de lecture devenait à chaque fois une séance de théâtre, de chant, de peinture où les frontières des genres se brouillaient et où le plaisir de créer l’emportait sur le banal apprentissage. C’est dans ce climat bibliophile que j’ai écrit, vers l’âge de quinze-seize ans, un premier roman en langue arabe (non publié). Il a fallu attendre la fin de la rédaction de ma thèse de doctorat pour renouer avec la création littérature et pour entamer l’écriture du Jasmin noir rédigé entre 2003 et 2008 et publié en 2016.
Comment vous définissez le « romancier » ?
Le romancier est simplement un écrivain de romans, un créateur de fictions plus ou moins réalistes. C’est quelqu’un qui a lu beaucoup de livres (romans et autres) et qui
s’est dit, à un moment donné : moi aussi, j’ai des histoires à raconter, des choses à dire, à ma façon. Un romancier est un être sensible et un fin observateur qui se laisse
envahir par le monde, ses odeurs, ses couleurs, ses musiques, ses émotions, qui les collecte et en fait siens.
Que pensez-vous de la place du livre et de la littérature aujourd’hui en Tunisie?
La littérature en Tunisie est émergente. Elle cherche à se positionner depuis une décennie. Elle a ses aînés reconnus. Toutefois, depuis de la révolution, elle tente de se
frayer de nouveaux chemins, se ballottant entre son envie de dénoncer le réel et son désir de le fuir et d’explorer des ailleurs improbables. Les plus jeunes des romanciers
tunisiens s’essaient au fantastique, à l’horreur, au surréel, au thriller…
Je ne suis pas pessimiste quant à la place qu’occupe le livre dans mon pays. Une nouvelle génération de bibliophiles est en train d’affleurer. Les réseaux sociaux y sont
pour quelque chose.
Quels sont les romanciers qui influencent votre œuvre littéraire?
Un écrivain est la somme de ce qu’il lit et de ceux qu’il lit. Chacun des romans dont j’ai lu l’œuvre qu’il soit classique ou moderne, réaliste ou surréaliste, arabe, français
ou francophone a apporté sa pièce à l’édifice en contribuant plus ou moins directe à affûter ma plume et à trouver mon identité littéraire. Je peux citer quelques noms
parmi ceux qui m’ont le plus influencée : Gibran, Najib Mahfoudh, Ihssan Abdel Koudouss, Georges Bataille, Marguerite Duras, Amin Maalouf, Khaled Hosseini, Nadia Hashimi… La liste est longue !
Quel est pour vous le moment idéal pour écrire ?
J’écris surtout la nuit, quand tout le monde dort à la maison, en observant Mont Boukornine depuis mon balcon, ou en journée, quand je suis seule. Je me rends
souvent face à la mer pour écrire, notamment l’hiver, quand il n’y a presque personne. J’ai du mal à me concentrer dans le bruit et en présence du monde.
Votre premier roman Le Jasmin noir paru aux éditions La Maison tunisienne du livre, qui a reçu deux distinctions : « Prix Découverte des Comar d’or » et « Prix de la Fête annuelle des écrivains de la région de Sfax » et a été traduit du français vers plusieurs langues, a connu un grand succès en Tunisie et à l’étranger. Est-ce que ce succès est en lien avec le cri d’une femme écrivaine qui voudrait sublimer à travers l’écriture une souffrance vécue ?
Je ne pense pas que le succès de mon premier roman soit lié à mon propre cri ni à ma propre souffrance, mais plutôt au sujet sensible et tabou dont traite le livre : le viol
d’une enfant et ses répercussions sur la vie de la jeune femme qu’elle deviendra. La façon dont le livre a été écrit, la spontanéité, la sincérité, l’impulsivité, l’écorchure,
voire, par moments, la brutalité de sa langue ont touché les lecteurs et les ont souvent poussés à croire qu’il s’agissait d’une autobiographie et que mon personnage
principal n’était autre que moi-même. Il est vrai que, comme tout romancier, je suis derrière mes personnages et que certains d’entre eux portent mes idées, mes cris, mes
souffrances et mes exultations, mais il me semble inutile et erroné de confondre personne et personnage, auteur et narrateur, même si le rapprochement est aisé. Le
lecteur est voyeur, malgré lui.
Vous venez de publier, en cette année 2024, un roman intitulé Fleurir aux éditions Kalima. Parlez-nous un peu de ce roman.
Fleurir est la deuxième suite indépendante du Jasmin noir, après Le Tango de la déesse des dunes. Les trois romans constituent ce que j’ai appelé La Trilogie du
jasmin. Bien que les histoires des trois romans soient complètement indépendantes et que rien n’oblige le lecteur à lire les deux premiers avant d’entamer le troisième, un
fil conducteur unit les trois textes : il s’agit, dans chacun, de l’histoire d’une jeune tunisienne qui subit un traumatisme et qui lutte pour le surmonter, le transcender, le sublimer souvent grâce à l’art (la musique dans toutes ses formes) et au voyage.
Dans Fleurir, « Yasmine Ellil, jeune insulaire tunisienne, se fait violer par son professeur. Pour sauver l’honneur de la famille, ses parents l’obligent à épouser son
bourreau. Elle ne tarde pas à se révolter… C’est entre deux eaux, deux rives, deux souffles et deux feux qu’elle tentera de tisser son identité et de faire fleurir sa plaie. »
(Quatrième de couverture du roman).
Vous êtes aussi musicienne et chanteuse, votre voix est belle, féerique même. Comment êtes-vous arrivée à ce monde ?
La musique est également une affaire de famille. Mes parents ont toujours écouté de la musique, notamment les chansons égyptiennes classiques, celles d’Om Kalthoum,
de Abdel Halim Hafedh, de Najet Essaghira, de Warda… J’ai toujours eu l’impression que ces grands noms faisaient partie de la famille. Ils s’invitaient au salon, à la cuisine, dans la voiture, sur la route pour aller à l’école ou à la mer.
Par ailleurs, j’ai des oncles musiciens et tout le monde chante dans ma grande famille paternelle. Chacune de nos réunions familiales se transformaient en fête. C’est ainsi que ma sœur et moi avions pris goût au chant. Au lycée (l’équivalent du collègue aujourd’hui), j’ai intégré le club de chant et j’ai fait ma première scène et mon premier solo vers l’âge de treize ans. J’ai continué à chanter dans les milieux scolaires et universitaires jusqu’à mon installation en France pour mon troisième cycle d’études. Au début, j’ai fait partie d’un groupe de musique d’étudiants tunisiens des hautes écoles à Paris, ensuite, j’ai démarré une carrière en solo : D’abord, « Rhapsodie turquoise » avec le pianiste franco-libanais Elie Maalouf. Il s’agissait de reprises jazzy des chansons de Fairouz et de mes premières vraies scènes puisque nous nous sommes produits sur la scène magnifique de l’Institut du Monde Arabe de Paris, nous avons également participé à plusieurs festivals en Tunisie et en France. Ensuite, « Oriental jazz Standards » avec le jazzman français Edouard Bineau, un
spectacle constitué de reprises des standards du jazz américain en arabe (j’ai moi-même traduit ces titres en arabe littéraire ou dialectal). Après, « Mes tissages », un
spectacle né en Tunisie et que je continue à donner avec le pianiste classique tunisien Mehdi Trabelsi constitué essentiellement de reprises de chansons françaises à texte,
en arabe (c’est toujours moi-même qui traduis/adapte les textes). Le musicien, oudiste et violoniste Hichem Ktari nous a rejoints sur « Mes tissages », mais également sur
un nouveau projet que nous préparons en parallèle : des reprises des chansons composées par Mohamed Abdelwahab : « Nuits bleues » (« سهرت منه اللّيالي »)
En tant que femme d’origine nord-africaine, issue d’une société conservatrice attachée aux valeurs morales et religieuses, pensez-vous que « l’écriture » et « la musique » sont des armes contre les idéologies nauséabondes ?
Tout à fait, je pense que la culture, la littérature (l’écriture/la lecture) et l’art dans toutes ses formes et toutes ses expressions sont des boucliers contre l’obscurantisme.
Ils nourrissent l’esprit, stimulent la pensée, l’imagination et la créativité, nourrissent l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’acceptation.
Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions ! Un mot pour conclure ?
C’est moi qui vous remercie de la qualité de vos questions et de votre intérêt pour mon univers artistique et littéraire. Ravie d’avoir été l’invitée de Kabyle.com !
Entretien réalisé par Amar BENHAMOUCHE