Stop à l'humilitation, agissons !
Libérer les prisonniers d'opinion Kabyles
Libérer les condamnés à mort
Lettre de Yahia Hider à la famille d’Idir
A MADAME VEUVE IDIR
Madame
Depuis quelque temps, la Kabylie s’inquiétait, avec une affectueuse impatience, de la santé de Idir. Nos cœurs attristés et oppressés appelaient une amélioration qui permettrait encore de l’espoir. Il nous semblait à tous que le destin ne pouvait avoir la cruauté de nous ravir, par un coup prématuré, cette grâce aisée et élégante, cet esprit étincelant et délicat, cet observateur profond et indulgent de la vie kabyle.
Hélas ! le répit donné à nos angoisses fut de courte durée. La mort impitoyable n’a pas voulu manquer son heure, dont l’injustice brutale déconcerte, émeut et révolte l’universelle sympathie.
Quelque préparés que nous fussions, par l’ordre naturel des choses humaines, à la perte cruelle que nous venons de faire, elle n’en est pas moins un des coups les plus pénibles qui puissent nous émouvoir.
Celui que nous perdons était de cette noble race de Jugurtha qui ne cesse de résister, à travers des millénaires, contre vents et marrées, à la haine et à l’obscurantisme, au joug et à l’oppression. Je n’essaie pas ici de parler de ses vers, de faire l’histoire de son talent, d’en peindre les débuts, les progrès, les contrastes, les franches et saines beautés. Ce mélange indéfinissable de chimère et de raison, d’ironique sécheresse et d’émouvante mélancolie, la grâce, la passion, l’élégant badinage, les mille traits brillants dont son œuvre étincelle, tout cela pourra et devra se dire dans un autre temps et dans un autre lieu.
Je ne veux parler ici que de nos regrets, de la douloureuse surprise qui nous a tous saisis à la nouvelle de cette mort. Une santé défaillante pouvait sans doute inspirer quelques craintes, mais la force de l’âge semblait le protéger. Il vivait, et sa muse avait beau sommeiller, tant qu’il était debout, nous gardions un espoir de réveil. L’étincelle céleste pouvait se ranimer. C’en est fait aujourd’hui, l’étincelle est éteinte et la lyre est brisée : nous ne l’entendrons plus ! Nous ne l’entendrons plus, mais nous répéterons et nous croirons toujours nouvelles les délicieuses mélodies qu’il nous lègue en partant. Si peu qu’il ait vécu, il avait fait sa tâche, plus que sa tâche, il laisse un nom qui ne périra jamais.
Madame,
Quoique cela ne se fasse guère, et qu’une espèce de pudeur ou de discrétion nous empêche ordinairement de mêler à l’expression d’un deuil public celle de nos sentiments personnels, je ne saurais aujourd’hui me retenir de dire tout haut ma tristesse suite à la mort cruelle de votre cher mari.
Le malheur qui vous affecte est une calamité collective. La perte qui vous frappe nous frappe tous. Permettez-moi de vous dire qu’il n’y aura au convoi funèbre de cet homme illustre, au milieu du peuple qui le pleurera, que des cœurs bien profondément affligés.
Idir était un artiste sublime et doux, une de ces grandes âmes kabyles qui tiennent une grande place dans un siècle pour que tous les regards, même les plus perdus dans la foule, n’en admirent pas la hauteur.
Les succès qu’il connut tout jeune ne le grisèrent pas. Cette nonchalance apparente, dont la séduction ne devait rien à l’affectation, recouvrait une rare énergie, une volonté souple, mais ferme, et même, il faut le dire, une puissance de travail qui ne s’en remettait pas aux facilités extraordinaires de ses dons exceptionnels. Idir avait acquis la culture la plus étendue et la plus variée. Attentif et clairvoyant, curieux de l’âme des paysages comme du cœur des hommes, il fut porté vers la chanson par un instinct qui ne le trompa pas. Il arrive trop souvent aux vocations artistiques d’être méconnues et dérangées dans leurs débuts par l’incompréhension ou par la mauvaise chance. Idir ne connut aucune contrainte ni entrave. Il prit son essor dès ses débuts avec ce charme conquérant qui devait être la règle privilégiée de toute sa vie.
Pardonnez-moi, Madame, de vous troubler dans votre affliction. Parmi toutes les voix importantes qui s’élèveront pour le glorifier et pour vous consoler, c’est bien peu de chose pour vous et pour lui qu’une voix de plus, qu’une voix obscure et anonyme, qu’une voix de la foule,qu’une voix en larmes crie sa douleur. Mais j’avais besoin que quelque chose de ma peine arrivât jusqu’à la vôtre. Et puis je ne suis pas de ceux qui prétendent à vous consoler, Madame. Ce malheur nous est tellement commun que nous avons tous besoin de consolation.
Dans cette douloureuse circonstance, je ne sais si j’aurais pu parler, les émotions poignantes s’accumulent dans notre destinée et voilà bien des tombeaux qui s’ouvrent coup sur coup devant nous. Ce que j’aurais voulu dire, laissez-moi vous l’écrire.
Peu de popularités en ce siècle ont dépassé celle de Idir; ses succès sont mieux que des succès; ce sont des triomphes; ils ont l’éclat de la fanfare. Le nom de Idir est plus que kabyle, il est universel. Lui et sa musique sont admirés aux quatre coins du monde. Ses mélodies semblent être la réparation d’une négligence de la nature qui les a oubliées en distribuant ses faveurs à ses créations. Idir est l’un de ces hommes qu’on peut appeler les semeurs de civilisation; il assainit et améliore les esprits par on ne sait quelle clarté gaie et forte; il féconde les âmes, les cerveaux, les intelligences; il crée la soif d’identité ; il creuse le génie kabyle et il l’ensemence.
Ce qu’il sème, c’est l’idée kabyle. Cette noble idée kabyle qui contient une quantité d’humanité telle que partout où elle pénètre, elle produit le progrès. De là l’immense popularité des hommes comme Idir. Il séduit, fascine, intéresse, amuse, enseigne. De toutes ses œuvres, si multiples, si variées, si vivantes, si charmantes, si puissantes, sort une espèce de lumière propre à la Kabylie.
Toutes les émotions les plus pathétiques de la vie, toutes les frénésies et toutes les profondeurs de notre culture, toutes les intuitions de l’Histoire, sont dans l’œuvre magnifique construite par ce vaste et agile architecte. Il n’y a pas de ténèbres dans cette œuvre, pas de mystère, pas de souterrain, pas d’énigme, pas de vertige; partout le rayonnement, partout le plein midi, partout la pénétration de la clarté. Ses qualités sont innombrables et de toutes sortes. Il n’a jamais usurpé son droit à la célébrité et mérite grandement ses titres à l’estime de la postérité.
Pendant cinquante ans, cet esprit enchanteur s’est dépensé comme un prodige. Rien ne lui a manqué; ni le combat identitaire, qui est le devoir, ni le succès, c’est-à-dire la victoire, qui est le bonheur. Cet esprit était capable de toutes les merveilles, même de se léguer, même de se survivre. Sa renommée continuera sa gloire.
Une chose cependant doit non pas diminuer votre douleur, mais la calmer s’il est possible, c’est la pensée qu’en Kabylie dont il reste l’un des plus légitimes orgueils, en Algérie et dans une large partie du monde, tous les yeux ouverts à la lumière pleureront Idir avec vous. Il laisse deux veuves : vous et notre culture.
Que nous sommes fiers d’un tel ambassadeur ! Il prolongeait dans le monde le rayonnement de la Kabylie. Son talent était le meilleur instrument de propagande et de diffusion universelle de notre âme. Nous attendions encore beaucoup de lui et du grand avenir qui lui paraissait destiné. La mort nous l’a brusquement enlevé, mais elle n’aura pas de prise sur la gratitude de notre souvenir et sur l’éclat de son œuvre. Ce souvenir et cette œuvre dureront pour l’éternité. Idir a définitivement conquis son immortalité.
Avant peu, bientôt je le pourrai peut-être, je ferai ce que je ne peux faire en ce moment; j’irai, solitaire, dans le champ où il repose, et cette visite empêchée aujourd’hui, je la rendrai à son tombeau.
Yahia Hider
Montréal, le 02 mai 2020