Taninna (première partie)

Les jours se lèvent toujours lentement sur tamurt, ce pays chaud où, dans les temps les plus reculés, vivaient une foultitude d’oiseaux. En ce temps là, ces animaux ailés avaient le don de la parole comme les humains aujourd’hui. Des passereaux, des palmipèdes, des oiseaux de proie, des charognards, des oiseaux de basse-cours, des échassiers, des sédentaires, des migrateurs, etc. ils vivaient tous en famille et plus rarement en solitaire. Chaque famille se vantait d’avoir une progéniture belle, à l’aise dans son envol, merveilleuse dans son plumage, fière dans ses chants.

Chaque espèce avait des dons multiples et recherchait l’admiration du plus grand nombre. Une rude concurrence s’installait pour savoir qui allait avoir des oisillons obéissants, futés et instruits, volant très haut dans les cieux, picorant goulûment sur le sol. Ils aimaient s’adapter à toute circonstance comme le fer rougi s’arrondit en pièces sous les coups du forgeron. Mais c’est surtout la maîtrise du chant, l’adresse dans les gammes qui faisaient la différence. Le chic, c’était de pouvoir séduire les humains, ces créatures violentes capables de capturer des oiseaux et de les emprisonner dans des paniers exigus voire même de se nourrir de certaines espèces ! Les parents étaient gonflés d’orgueil quand leurs rejetons avaient un répertoire original et distingué, quand leur mélodie ensorcelait la plus insensible des créatures !

La famille Frux était particulière, elle avait ses rituels propres à elle et elle s’évertuait à ne point fréquenter la gente volière mais c’était une famille élargie où s’entremêlaient parents, grands-parents, oncles et autres cousins…. Dans cette famille Frux, il y avait trois jeunes cousines Farruja, Skura et Taninna ressemblant, à s’y méprendre, à de splendides princesses. Elles avaient le même âge et semblaient, aux yeux des autres, vivre une amitié indéfectible.

Toutes les trois avaient du mal à supporter les pesanteurs familiales et, dès le jeune âge, elles avaient une folle envie de quitter la basse-cour où elles ont tout le temps vécu jusque-là sans jamais avoir franchi une seule frontière provinciale. Les pères et frères Frux, quant à eux, veillaient au grain, ils ont compris le désir irrépressible des jeunes pousses, mâles et femelles, d’explorer de nouveaux horizons, de partir conquérir de nouveaux territoires. Certains oiseaux prenaient le large avant même d’avoir bien musclé leurs ailes. Immanquablement, ils tombaient dans la mer et s’y noyaient dans les étendus d’eau salée sans que personne ne puisse les sauver. Les vieux vautours qui régnaient en monarques sur le pays restaient insensibles à ce malheur qui frappait ses sujets.

Dans la tradition des oiseaux, chaque famille pouvait autoriser quelques membres du groupe à partir loin accompagner les migrateurs quand, la fin du printemps venue, ils repartaient vers les pays froids. C’est comme ça que Taninna avait un frère et des amis sur une grande île au milieu de l’océan atlantique.

Les jeunes voulaient tous être de la mêlée en période de grands retours des migrateurs mais la partie était toujours serrée. C’est que, une fois partis, ces jeunes revenaient rarement. Ils s’habituaient aux grands froids et y faisaient leur nid parmi les étourneaux, les goélands, les cormorans, etc. Il y en avait de sympathiques mais d’autres avec le bec toujours en bataille, n’hésitaient pas à casser les ailes des oiseaux venus des pays chauds ou à en faire des serviteurs domestiqués. Certains acceptaient leur sort et devenaient des auxiliaires zélés tandis qu’une minorité d’entre eux préféraient garder les habitudes ancestrales même dans ces contrées lointaines. Ceux-là étaient les plus nostalgiques, ils avaient toujours le cœur serré quand ils pensaient au pays délaissé, aux rayons de soleil printaniers qui inondaient chaque jour montagnes et vallées. A toute occasion, mais elles étaient plutôt rares les occasions étant donné les distances, ils revenaient passer quelques jours dans le pays d’origine où sévit une chaleur torride devenue insurmontable pour eux. C’est que les rigueurs des froids du nord ont fini par transformer leur corps.

Mais, au fond d’eux-mêmes, tous étaient pris de gros chagrin et vivaient mal leur migration. Ils s’entêtaient à y rester, grisés par l’immensité des espaces, alléchés par de larges plaines, de grands lacs gorgés de nourriture et désireux de s’initier à la vie des oiseaux du nord. Ils ont appris à se nourrir de poissons ce qui ne faisaient pas partie de leurs habitudes culinaires. Parfois ils s’en accommodent bien, parfois ils font mine d’aimer ça juste pour parader devant les locaux.

Ceux qui prenaient le large ne voulaient plus des pesanteurs des parents, des frères, des cousins et de la peur que semaient les vautours et percnoptères qui dirigeaient leur société. Pensez-y donc, un vieux vautour tout déplumé mais bien entouré d’un aéropage de charognards régnait sur eux depuis plusieurs générations. Devant lui, les oiseaux devaient taire leurs merveilleux chants et cacher leur beau plumage. Seul le vieux vautour, de sa voix toute enrouée, pouvait chanter. Quand il ouvrait le bec, il était la risée de tous les oiseaux du monde, mais il s’entêtait à faire de fausses gammes. Il était applaudi à tout rompre et glorifié au-delà de la démesure !

L’exil donnait une aura dans les nichées d’origine à ceux qui s’éclipsaient avec les migrateurs. Parfois, de jeunes volailles pouvaient candidater à se rendre dans ces pays habités par les vents et les neiges lesquelles se transforment souvent en glaciers impressionnants. Même leurs fleuves pouvaient s’arrêter net et se transformer en de géantes couleuvres de gel. Le froid pouvait atteindre des températures aussi basses que celles qui sévissent là haut dans les cieux où se côtoient anges, fées, saints et divinités. Mais ces êtres célestes n’en souffraient pas, Dieu les a dotés de tout un système protecteur invisible mais tellement efficace.

Au village, Farruja et Skura partaient de temps en temps en aventure dans les bois avoisinants pour y rencontrer de jeunes faucons ou de jeunes éperviers qui les entrainaient dans des envols vertigineux. Les émotions étaient toujours au rendez-vous et elles revenaient au bercail, ivres de joie. Taninna les attendaient sagement à l’entrée de la maison pour leur dire combien les parents étaient suspicieux et en colère et comment elle a du les rassurer en leur disant qu’elles s’étaient juste rendues chez les tantes titbirin. Il fallait toute la force de conviction de Taninna pour calmer le jeu. Tous avaient confiance en elle, alors, lorsqu’elle couvrait ses cousines ça passait bien, tout rentrait à nouveau dans l’ordre. La dissimulation était infaillible quand taninna endossait tout, prenait tout sur ses frêles épaules. Elle s’exposait à des risques invraisemblables pour elles. Dans cette société il fallait tout dissimuler : ses ressentis, ses croyances, ses affinités… Une atmosphère de duplicité, de fourberie et de fausse dévotion étouffait jeunes et moins jeunes.

Les cousines elles, d’une ingratitude sans limites, riaient et se moquaient de Taninna qui n’avait pas l’audace de fuguer. Elle préférait écouter les belles histoires de grands-mères que sa maman lui racontait au coin du feu. Elle apprenait par cœur tous les chants, poèmes, contes et dictons transmis par des générations de grands-mères. Mais en silence elle n’avait qu’un désir : accompagner un jour les migrateurs dans leur envol vers les pays froids. Elle était fascinée par ce mythique grand large et vivait désormais à l’affût. Elle taisait ce projet qui la rongeait de l’intérieur et n’attendait qu’une opportunité pour s’échapper avec la nuée qui regagne le nord. Au fond d’elle-même, elle se disait qu’aux âmes prisonnières, le destin préparait sans doute parfois quelques belles aventures. Cette idée torturait son esprit.

  • Il faut que je parte, se disait-elle secrètement. Il faut que je montre à tous que je suis capable d’aller en quête de nouveaux chants, de nouvelles mélodies, de celles qui font frémir même les monstres froids.

Pendant ce temps, ses cousines travaillaient à lui barrer la route des airs. Son départ les clouerait au sol toutes les deux. Alors elles poussaient discrètement un jeune épervier dans ses bras et s’arrangeaient toujours à ce que le père de Taninna en sache un bout. De soupçon en soupçon, le père décida de la fiancer à cet épervier sans toit, sans savoir-faire et dont les ailes étaient si petites et disgrâces qu’il ne pouvait jamais quitter le village.

A suivre…

Taninna (Deuxième partie)

Un jour que Taninna était dans sa chambre et qu’elle apprenait ses leçons dans un silence de cathédrale, le père Frux fit irruption de façon intempestive. D’un ton martial et agressif, il lui signifia qu’il était temps de prendre époux. Taninna sursauta d’effroi. Il lui a fallu du temps pour reprendre ses esprits. Elle supplia alors son père, se mit à genoux pour qu’il abandonne une telle perspective qui allait l’enterrer. Mais rien n’y fit. Le père Frux a promis sa fille à l’épervier déplumé, aucun obstacle ne pouvait se dresser contre ce funeste dessein. Taninna entra dans une grande déprime. Elle pleurait sans interruption. Seule sa mère la consolait comme elle pouvait et en cachette, mais elle était, au fond, inconsolable. Elle disait à son prétendant qu’elle ne voulait pas de lui et espérait toujours lui faire changer d’avis un jour. Elle usait tantôt de menaces à peine voilées, tantôt de séduction mais c’était peine perdue, l’épervier déplumé n’en démordait pas, il avait une confiance aveugle en Farruja et Skura qui lui répétaient sans cesse qu’il habitait le cœur de Taninna. Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ! Leurs paroles résonnaient sans cesse dans sa petite cervelle et rendait son amour encore plus brûlant. A la seule évocation du nom de Taninna son cœur s’embrasait tel un volcan rugissant d’ardeur.

  • Tu sais, Fullus, il s’appelait ainsi, « Taninna t’aime beaucoup même si elle te montre le contraire. C’est sa façon de te pousser à célébrer les noces au plus vite. Tiens bon, elle finira par tout t’avouer et tomber dans tes bras. Mais ne lui dis pas qu’on a vendu la mèche, elle se fâcherait contre nous ! »

A ces mots, l’épervier déplumé se sentait tout léger et attendait patiemment que Taninna se rue dans ses bras. Le dessein des deux aventurières était d’empêcher Taninna de prendre un jour le large. Ça serait une honte pour elles. Le succès de Taninna serait vécu comme leur propre échec, elles deviendraient la risée du village et personne ne serait plus là pour couvrir leurs virées coquines dans les forêts avoisinantes. C’était ainsi dans les coutumes de certaines espèces d’oiseaux. La valorisation de soi passait par la dépréciation de l’autre. Ils passaient une partie de leur temps à se calomnier en catimini.

Mais Taninna patiemment, prenait des cours de chants malgré son malheur et était toute assidue, comme accrochée à une bouée de sauvetage. Elle dépassait de très loin toutes ses camarades. La famille Frux, malgré sa sévérité maladive, était heureuse d’avoir une des leurs qui raflait tous les concours de chants qui, traditionnellement, s’organisaient en fin de printemps. Elle a gravi tous les échelons de la hiérarchie qu’offraient les écoles de chants dans sa contrée. Cela lui ouvrait peu à peu les portes vers les pays du nord pour perfectionner ses talents mais le père avait du mal à céder et voulait la marier avec son fiancé, l’épervier déplumé. Il ne voulait plus avoir de responsabilité sur Taninna, il avait peur qu’un jour elle suive le chemin de ses cousines sur lesquelles des rumeurs les plus folles commençaient à courir. Taninna n’était plus toujours là pour les sauver, elle était absorbée par ces chants, par ses concours. Même les humains l’adoraient, c’était à croire qu’elle avait un don de rossignol, cet oiseau rare qui séduisait toutes les créatures. Comme pour le rossignol, les arbres faisaient tout pour qu’elle se perche à leurs branches. Ils bruissaient de toutes leurs feuilles pour l’attirer vers elles. Ils se faisaient pousser des branches amples pour multiplier les espaces de pose ou de nidification. De leurs feuillages gorgés de chlorophylle, ils détournaient les bises fraîches pour les envoyer caresser avec volupté la bouille ronde et rayonnante de Taninna. Ils dansaient dès son apparition. A voir les figuiers et les oliviers se déhancher pour elle, rien que pour elle, on aurait de frêles peupliers ou des roseaux ballotés par les vents.

Le week-end, elle continuait à préparer des repas à ses cousines, elle assurait leur tour de vaisselle et les aidait à se pomponner comme elles adoraient le faire. Alors que Taninna était toujours simplement vêtue, ses deux cousines se mettaient des plumes de paon jusqu’à la démesure. Taninna en souffrait beaucoup et pleurait tout le temps. L’épervier rôdait toujours dans les parages et commençait les préparatifs de leurs noces. Quand aux cousines, elles complotaient avec le père Frux pour livrer Taninna et casser l’élan pris pour ses cours de chants qui allaient, sans doute, la tirer de sa captivité.

L’épervier déplumé n’avait même pas de maison, il se contentait d’un gourbi noir creusé dans un tronc d’arbre usé par le temps mais de son cœur il en faisait une citadelle où taninna régnait en souveraine. Le père Frux savait que sa petite était malheureuse mais il la maintenait sous le joug de ce drôle d’oiseau espérant qu’un jour il allait trouver un vrai travail, une vraie maison. Mais le prétendant passait le plus clair de son temps à voltiger inutilement dans les airs, à guetter la belle Taninna au visage rond d’où perlent de beaux yeux couleur noisette. Parfois elle se sentait touché par toute la passion que lui vouait l’épervier mais elle avait ses priorités.

Les années passèrent et se ressemblaient toutes tant leurs jours et leurs mois étaient semblables. Pour Taninna et certains de ses congénères, leur pays n’était qu’une vaste salle d’attente, toute grise. Le seul salut était de la quitter.

Un jour, le frère de Taninna revint de sa grande île. Une surprise pour tout le monde. Quel fut son étonnement de trouver sa sœur cloîtrée dans une cage. Le père Frux s’en est allé dans les contrées africaines pour y ramasser des morceaux précieux de météores qui s’écrasaient sur la rocaille. Ça faisait la richesse de tous ceux qui descendaient vers le soleil brûlant de ces ergs rougeâtres. Ils y allaient comme au temps des chercheurs d’or. Pensant bien faire et bien préserver l’honneur de sa famille, il a enfermé sa fille dans ce réduit, certes orné d’or et d’argent, mais suffoquant de promiscuité. Taninna y disposait des plus beaux bijoux de la région mais pour oublier ses rêves de grands larges, elle préférait à présent qu’on lui fournisse un poison à ingurgiter pour en finir avec cette vie sous une camisole de force.

Le frère ne put accepter un tel sort. Il connaissait ses dons pour le chant et se résolut à l’inscrire à des cours dans la grande île connue pour ses performances. Il profita de l’absence du père pour ouvrir la cage et prit Taninna sous son aile. Ils empruntèrent aussitôt les voies aériennes qui menaient tout droit vers le nord. Le trajet a semblé bien long tellement l’angoisse les tenaillait. Ils avaient une peur bleue à l’idée qu’une escadrille d’éperviers vienne les rattraper et rendre Taninna à leur cousin déplumé.

Taninna était à la fois heureuse, triste et inquiète. Elle était à présent dans l’île loin du soupirant têtu mais loin aussi de sa terre bien aimée. A peine a-t-elle passé quelques semaines dans l’île que le frère se montra déjà dur avec elle. Il était sévère. Taninna se faisait toute petite et obéissait au doigt et à l’œil à frère. Elle était reconnaissante, il l’a sortie du guêpier où elle se trouvait.

Pendant ce temps, son père était dans une rage indescriptible. Des mois durant, il battit sa femme sans interruption l’accusant d’avoir fomenter le stratagème du frère. Pourtant la mère ne sut rien et n’a appris la fuite de ses enfants, par des voisins avisés, qu’une fois ceux-ci rendus sur la grande île. A l’époque aâqa yessawalen, le grain magique, n’existait pas encore. L’absence de communication transformait toute séparation en une rude épreuve.

Taninna est maintenant loin, elle a franchi plusieurs frontières et se trouvait au bout du monde loin de sa famille. Elle a failli à plusieurs reprises arrêter ses cours de chants et revenir daredare dans son pays chaud. Elle avait froid, son envol était devenu maladroit et elle se sentait seule.

Un grand échassier qu’elle a rencontré l’encourageait tout le temps. Il lui insufflait l’idée de la résilience ce qui lui a permit de tenir bon jusqu’au second voyage qui l’emmenait bien loin encore vers le nord dans des contrées encore plus vastes. Elle a fini par rejoindre le pays des glaciers. Le large espace la consolait un peu. Elle y découvrit de nombreux compatriotes mais peu d’entre eux étaient dignes de fréquentation.

A suivre…

Taninna (Troisième partie)

Chaque jour qui passait pesait lourd sur Taninna. Elle pleurait à n’en plus finir. De très loin, le grand échassier pensait à elle et lui envoyait des ondes positives. Il était presque à son chevet et lui redonnait vie. Parfois, elle n’avait qu’une idée en tête, être près de sa maman, elle qui la couvait avec amour et lui apprenait toutes les astuces léguées par les grands-mères. Sans elle la vie lui semblait morne, sans intérêt comme si toutes les portes demeuraient closes autour d’elle. Les grands fleuves, la foultitude de nouvelles espèces d’oiseaux, les espaces à perte de vue la ravissaient mais ne la consolaient point. Le plus fou de ses rêves était à portée de la main mais elle se repliait sur elle-même comme un hérisson pris de panique. Ces maîtres, ceux-là qui lui apprenaient patiemment les subtilités des chants et qu’elle dépassa un par un, la rassuraient autant qu’ils pouvaient.

  • Bientôt plusieurs espèces d’oiseaux rentreront de chez toi en cette fin de printemps et en début d’été. Ils t’apporteront, à coup sûr, les nouvelles des tiens. Tu iras les voir.

Quelques semaines après, on vit dans le ciel de grands vautours tournoyer en nombre impressionnant au dessus des grands lacs. Par nuées, ils descendaient progressivement en déployant leurs larges ailes semblables à celles de l’albatros. Taninna avait peur, elle en était terrorisée. Elle craignait que ces monstres des cieux, à la réputation de mauvais augures, ne lui apportèrent de mauvaises nouvelles. Elle les approcha à reculons. Elle hésita longtemps mais sa soif de savoir ce que les siens sont devenus la prenait à la gorge. Elle qui avait une voix à nulle autre pareille, avait du mal à articuler une question. Mais elle était convaincue que sa délivrance dépendait d’eux. La mort dans l’âme, elle les approcha encore de plus près.

  • Dites-moi vautours, maîtres des cieux, je voudrai vous questionner sur ma famille. Elle vit au pays des olives que vous avez quitté, la fin du printemps venue.

Tous la regardaient d’un air intrigué se demandant s’il s’agissait de Taninna, cette jeune de la famille Frux qui possédait toutes les qualités de l’esprit et dont parlait tout le royaume de tamurt ? En l’approchant, le vieux chef la fixa de près et fut ébahi par cette beauté à faire pâlir le soleil.

  • Comment le malheur peut-il frapper la jeune vie d’une telle créature ? se dit-il en guise de réponse.
  • Je suis sans nouvelles des miens, osa-t-elle.
  • Oui, nous avons croisé à plusieurs reprises des membres de ta famille dans les oliveraies. Nous sommes navrés de ce qui est arrivé à tes plus proches. Ta fuite a précipité le conflit familial dans une guerre atroce. Tout est devenu motif à des querelles fratricides. Nombres de tes cousines sont embastillées dans de ridicules nichoirs de fer. Tout le royaume Tamurt meurt à petit feu.
  • Et maman, et maman ? s’écria Taninna. Comment va t-elle ?
  • Elle ne mange plus, elle ne vole plus, elle n’articule plus un seul chant nous ont dit les marchands de plumes qui passaient par là, répondit le vautour qui prit aussitôt un envol lourd emportant toute la nuée avec lui.

Taninna ne savait plus quoi faire, quoi dire, comment réagir ! Elle fut prise d’une angoisse terrifiante. Pendant plusieurs jours elle fut terrassée par une fièvre d’une rare intensité. Pourtant elle avait du mal à croire ces animaux au cou dénudé et au bec crochu.

  • Ma famille ne peut s’entredéchirer comme ils me le disent. Malgré quelques malentendus, les Frux est une famille éclairée et pratique le discernement entre le bien et le mal. Non, ces vautours mentent, à moins que…

Taninna vivait ces instants coincée entre le marteau et l’enclume. Quoi croire, comment faire le tri dans tout ce qu’elle a entendu ? Est-ce possible ? Des nuits durant elle ne ferma pas l’œil et décida d’aller voir les étourneaux pour soulager son esprit torturé. Des étourneaux qui allaient arriver bientôt en nombre impressionnant.

  • Que vont-ils me dire ? Suivront-ils la voie des vautours, ces charognards cruels ? Les sansonnets prêchent-ils le vrai ? Possèdent-ils cette valeur absolue, ultime, inaltérable que Dieu n’a donnée qu’aux plus fiables des créatures ? comment m’en remettre à eux s’ils ne sont pas disposés à me dire tout sans tordre le cou aux faits ?

Tant et tant de questions taraudent son esprit. Taninna commençait à dépérir, à vivre une angoisse comme jamais. Elle avait cessé de désirer la mort mais hésitait à revenir tout à fait à la vie. Il lui fallait donc beaucoup de courage pour affronter à nouveau des migrateurs venus de son lointain pays. Son cœur doté d’une grande personnalité morale lui donnait une vie intérieure profonde. Elle se mit à prier, à prier tous les dieux, tous les saints puis se résout à partir en quête de nouvelles.

  • Sages étourneaux, vous qui êtes de grands pèlerins, vous qui êtes soudés par une fraternité inébranlable, avez-vous rencontré la famille Frux dans vos pérégrinations hivernales, dans vos virées au cœur des oliveraies? Comment va t-elle, qu’est-il advenu des grands et des petits?

A la seule évocation du nom Frux, les étourneaux ont compris qu’ils avaient affaire à cette Taninna qui défrayait toujours la chronique au sein du royaume Tamurt. Les oiseaux grands et petits en parlaient encore avec passion. Ils étaient partagés dans leurs jugements tant certains la condamnaient avec véhémence et d’autres lui accordaient compassion et tendresse. Mais aux yeux des étourneaux, elle semblait moins lumineuse que ne le disent ces congénères. Sans doute que sa beauté lumineuse décline du fait de son chagrin pensaient les étourneaux les plus avisés.

  • Ta famille ? Répondirent en chœur une grappe de ces oiseaux à la vie vagabonde. Ta famille est insouciante. Elle passe le plus clair de son temps à chanter comme des cigales sans jamais se préoccuper des jours qui passent. Parents, fratrie et proches, les Frux sont des oiseaux repus qui digèrent et s’ennuient. Prenez garde, ne pensez plus à eux comme ils ne pensent plus à toi. Ils oublient les bienfaits reçus, ils ne manifestent aucune reconnaissance. Va, va vivre soulagée du fardeau de leur souvenir. Va suivre tes congénères convertis des grands lacs !

A ces mots, Taninna est passée de l’espoir au désespoir, de l’être au néant. Tout s’est obscurci devant elle. Elle se tordait de douleur. Son chagrin était d’une telle intensité que ça lui faisait tourner la tête jusqu’à la syncope. Toutes ses fonctions cérébrales semblaient s’interrompre. Elle est tombée sec, évanouie comme jamais. Elle se retrouva sur un lit d’hôpital sans jamais avoir su comment. Des semaines durant elle fut alitée. Elle ne reprit ses esprits qu’en pensant à tout ce que lui disait le grand échassier de la grande île : la résilience, la résilience ! Affaiblie mais debout.

Dans son grand désarroi, une fois encore, elle étonna par sa remontée du puits. Bientôt elle risqua quelques sorties hors de son nid. Le grand feu de l’été qui commençait lui redonnait un peu de force. Elle ne comprenait plus les discours contradictoires des vautours et des étourneaux. Chacun fabulait à sa guise. Elle s’efforça de déceler les mensonges des uns et des autres. Pourquoi croire de si affreuses nouvelles, se disait-elle. Mais parfois elle retombait dans la déprime pensant que peut-être quelque vérité se glissait dans ce flot de paroles accablantes, épouvantables ? Quand elle se ravisa, elle conclut que le mensonge est, après tout, essentiel aux créatures vivantes. Ces migrateurs en ont fait sans doute un outil de plaisir ? Peu à peu elle reprit des forces et jura d’aller aussi loin que possible en quête de vérité.

  • J’attendrai le retour des sages cigognes. Sans doute qu’elles me révéleront la réalité, qu’elles me feront le récit des faits. N’ont-elles pas coutume de parler et d’agir ouvertement ? Du haut de leur nid, ne claquent-elles pas de leur bec pour prêcher la bonne foi et  prôner la droiture? Les cigognes sont honnêtes, je chanterai pour elles autant que je pourrai pour leur arracher enfin la vérité.

Taninna attendit. Ses états d’âme fluctuaient sans cesse. Bonne humeur, paix intérieure, confiance en soi cédaient la place très vite au cafard, à l’inquiétude, à la nostalgie ou au désespoir. Mélanges de fortes émotions, de pensées tantôt noires tantôt roses, ses états d’âme montaient à l’assaut de son petit cœur fragile. Toute petite déjà, elle était sensible. Des détails, des broutilles provoquaient en elle ébranlements ou ravissements.

Les oiseaux autour d’elle la rassuraient nuit et jour. Un geste, un mot, un visage triste de sa maman, un nuage persistant, tous ces éléments l’empêchaient de devenir adulte malgré un capital savoir hors normes, malgré une maitrise du chant sans pareille. Parfois le visage de Fullus lui revient. Il lui arrive de se repentir, de regretter de l’avoir rejeté, elle avait un sentiment diffus pour lui. Tantôt de l’amour ou de l’amitié, tantôt de l’indifférence. Son cœur alors se rétrécissait et fendait de gémissements. Peut-être aurait-il fait mon bonheur pensa t-elle ? Elle ne savait pas quoi faire de ces pensées qui harcelaient son esprit et transperçait tout son corps jusqu’à lui donner la chair de poule. Alors elle se contentait de fermer les yeux pour faire face à toutes les déchirures du passé et à celles de son quotidien et elle pleurait.

Elle restait des heures et des heures à regarder, à écouter, à ressentir. Pour Taninna, les états d’âme étaient ses liens aux deux mondes qui la tiraillaient. Quand elle pensait parfois à Fullus, son âme se remet à exister mais jamais avec une vraie de conviction.

  • J’aurai du écouter mon père, prendre époux et rester sagement dans mon pays chaud. Après tout, Fullus était très délicat, bien attentionné. Il n’avait pas d’ambition, mais il avait de l’amour. Il aimait la beauté du ciel, la pureté de l’air et était toujours fasciné par mes folles mélodies. Se peut-il qu’il me laisse tomber ? renonce t-il à me prodiguer quelques paroles de consolation. A t-il été séduit par mes cousines ?

Taninna attendait le retour des cigognes. Mais elle finit par oublier ce qu’elle attendait. Elle se souvenait juste de l’attente. Elle se surprenait à aimer cet épervier qu’elle dédaignait de regarder. Elle se sentait alors dans un drôle d’état à mi-chemin entre le rêve et le cauchemar, entre l’amour et la répulsion.

Un beau jour de l’été, alors qu’elle avait la tête entre les mains, Taninna vit des ombres ailées par centaines danser furtivement et dans tous les sens sur le sol. On aurait dit un film d’ombres chinoises ou une danse de chauves-souris géantes. En levant le nez, elle aperçut une nuée de cigognes qui s’approchaient du bord des lacs.

  • Des cigognes, des cigognes, vive les cigognes ! criait-elle pour ameuter tous ses amis. Ah ! La gentillesse incarnée, l’oiseau serviable, modèles de piété et d’affection.

Taninna courait dans tous les sens, tellement heureuse d’avoir enfin des nouvelles crédibles. Elle regardait avidement ses oiseaux aux longues pattes descendre et remonter pour chercher un terrain d’arrivée digne de leur périple. Il est vrai que ces oiseaux mythiques sont dépeints comme des modèles d’adoration pour leurs parents qui ne meurent pas de vieillesse mais prennent des formes humaines quand, au crépuscule de leur vie, ils se rendent sur des terres généreuses. Taninna était grisée de joie. Elle chantait à tue-tête pour les accueillir, elle chantait tellement qu’elle rentrait dans une transe vertigineuse. Elle n’eut pas le temps d’entendre les nouvelles incroyables que ces échassiers allaient lui révéler. Ivre de joie, elle perdit connaissance et sombra dans un profond sommeil.

A son réveil sept jours plus tard, quelle ne fut sa surprise ! Elle se retrouvait entourée de toute la famille Frux que les cigognes ont ramenée avec elles. Il y avait même Fullus l’épervier nonchalant qui semblait désormais vigoureux, plein d’entrain et remplumé. Il y avait aussi Farruja et Skura accompagnées de leurs conjoints enthousiastes et chaleureux.

Taninna se blottit longtemps dans les bras de sa maman et pleura à chaude larmes. L’émotion était à son comble. Quand, au bout de plusieurs jours, elle se détacha enfin de ces bras maternels affectueux, c’est pour tomber dans ceux de Fullus qui la serra avec bonheur. Leur étreinte était si forte que même les poissons s’approchaient du rivage pour les admirer.

La fête qui fut organisée pour honorer l’arrivée des Frux dans le pays des glaciers et célébrer le mariage de Taninna avec Fullus était hors normes. Jamais de mémoire d’oiseaux on a fait un si grand festin, jamais des rythmes de danse ont été exécutés, jamais de si beaux chants ont déchiré le ciel sept jours et sept nuits durant.

Tous les Frux étaient désormais réunis, loin du pays Tamurt envahi de criquets voraces que le vieux vautour mourant avait fait venir en nombre suffisant pour changer le visage du royaume !

Sabrina Azzi.

Doctorante. Canada.

Sabrina Azzi
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