Sandrine Malika Charlemagne : « La beauté sauvera le monde »

Romancière, dramaturge et poétesse, Sandrine-Malika Charlemagne revient dans cette interview pour nous parler de la poésie et de son dernier recueil de poésie, La Petite Ouvrière métisse, paru en janvier 2023 aux éditions La rumeur libre.

Bonjour Madame Sandrine-Malika Charlemagne, nous sommes ravis de vous interviewer sur Kabyle.com ! Qui êtes-vous, Sandrine-Malika Charlemagne ?

Durant plusieurs années, j’ai animé des ateliers de slam/poésie et de théâtre auprès de jeunes, âgés de 14 à 16 ans, dans le cadre de la Politique de la Ville, à la cité Balzac de Vitry-sur-Seine. J’essaie de transmettre autant que je peux.

Comment êtes-vous arrivée à la poésie et qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire ?

Ma rencontre avec le dramaturge, poète et réalisateur Armand Gatti fut déterminante. Il m’a encouragée à oser m’aventurer sur cette voie après avoir lu certains de mes écrits. Eugène Durif, poète et dramaturge, a également été pour moi d’un grand soutien. Par ailleurs, j’ai toujours été très sensible à la poésie. Au collège, j’étais celle qui se portait toujours volontaire pour réciter les poèmes en classe, et ma professeure de français appréciait beaucoup ma façon de les interpréter. Avec cette « petite réputation », des copines m’ont ensuite demandé d’écrire des poèmes. Elles m’expliquaient ce qu’elles voulaient, puis je les écrivais sans les signer de mon nom, bien sûr, car c’était pour elles. Ensuite, elles donnaient ces poèmes à leurs « amoureux ».

La douceur que dégage votre visage cache la révolte d’un esprit. La rébellion d’une femme indomptée. Dans votre recueil, vous attaquez la religion et la morale sociale, assumant pleinement votre engagement, comme dans cet extrait de votre poème :

« Fille violée qui ne dit mot, n’a pas consenti,
Brisez les tabous des tyrans. »

Pensez-vous que le combat contre l’obscurantisme religieux et la morale sociale soit encore long dans les sociétés du monde ?

Il me semble que tant que certains pays auront dans leur constitution une religion d’État, les défenseurs de l’obscurantisme en tireront toujours davantage de prises pour déployer leurs tentacules. Croire en un dieu, quel qu’il soit, ne doit pas consister, selon moi, à envahir les autres de dogmes et d’interdits. La foi est avant tout un cheminement personnel qui relève de la stricte intimité. Laissez chacune et chacun appréhender sa foi ou son absence de foi comme il le souhaite, en toute liberté.

Née en France d’un père d’origine kabyle (Makouda) et d’une mère d’origine picarde, vous évoquez dans votre recueil La Petite Ouvrière métisse, avec tristesse et regret, le fait de ne pouvoir visiter la terre natale de votre père. C’est un thème central de plusieurs de vos poèmes, comme en témoigne le premier vers de l’un d’eux :
« Aime-moi, ô lumière blanche d’Algérie. »

D’où vient cet attachement presque viscéral à l’Algérie et à la Kabylie ?

Je me suis rendue une douzaine de fois en Algérie, sur le tard. Mon père, de son vivant, ne m’a jamais emmenée dans son pays. L’aurait-il fait un jour ? Peut-être. Il est mort à 49 ans. Je suis allée à deux reprises sur sa tombe en Kabylie. Pour des raisons un peu complexes, il n’a pas déclaré ma naissance aux services administratifs français. Pourtant, il n’avait pas d’enfant en Algérie. J’ai connu et vécu avec mon père. Mais sur mon acte de naissance est écrit « père inconnu ». Demander un visa pour me rendre au pays, ce pays auquel je suis profondément attachée, le pays de mon père, est parfois décourageant. Mes séjours ne sont donc pas aussi fréquents que je le souhaiterais. Cet attachement à l’Algérie est indicible. À chaque fois que j’y vais, je ressens un tel bouleversement. Et quand je repars, c’est un déchirement. Ce que je ressens dépasse les mots.

Votre poésie évoque votre penchant écologiste, la nostalgie de votre enfance rurale et le rejet du béton et du monde citadin. Pensez-vous que l’Homme se déshumanise à mesure qu’il se coupe de la nature ?

Nous nous éloignons pour la plupart de la nature. Nous ne savons plus l’écouter, la respirer, la respecter. Nous la décimons souvent, nous la salissons avec des déchets de toutes sortes, nous la maltraitons au nom de la productivité à outrance, au détriment du bien-être du Vivant. Il faudrait en finir avec ces moyens de production dévastateurs. Je n’ai aucun pouvoir en ce sens, mais parfois je rêve d’avoir la puissance d’une déesse qui insufflerait le retour à la raison, à la simplicité et à l’humilité.

Votre poésie est aussi marquée par une profondeur philosophique qui remet en cause le système capitaliste et l’exploitation de l’Homme par l’Homme. D’où vous vient cette touche philosophique ?

Sans doute inconsciemment de mes diverses lectures et de certains films. Je pourrais citer, entre autres : Z de Costa-Gavras, Land and Freedom de Ken Loach, Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola, Les Temps modernes de Charlie Chaplin, Metropolis de Fritz Lang, Sacco et Vanzetti de Giuliano Montaldo, Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier, 1900 (Novecento) de Bernardo Bertolucci, Berlin Alexanderplatz de Rainer Werner Fassbinder. Ces films m’ont beaucoup appris et m’ont permis de réfléchir sur notre monde.

Comment vous définissez le « poète » ?
Ouvrière, jongleuse de mots, funambule, une tisseuse de rêves et d’utopies.

Que pensez-vous de la place de la poésie aujourd’hui en France et dans le monde ?
À part certains temps forts qui lui sont consacrés, heureusement qu’ils existent — comme Le Printemps des Poètes, Le Marché de la Poésie, ou encore certains festivals —, la poésie reste relativement à la marge. Quelques espaces, ici et là, lui ouvrent leurs portes, en France et ailleurs. Le Club des Poètes, Les Pianos à Montreuil, et d’autres petits refuges… Mais, de manière générale, la poésie contemporaine demeure assez méconnue du grand public. Peut-être est-elle considérée comme non essentielle, ringarde ou ennuyeuse.

Quel est le rôle du poète dans la société moderne ?
Voir et donner à voir.

Quels sont les poètes qui influencent votre écriture poétique ?
J’en apprécie énormément. Cela varie selon les moments. Une partie de ma bibliothèque poétique repose dans un berceau artisanal provenant d’un village albanais. Selon mon humeur, je choisis un ouvrage et relis certains poèmes.

Votre dernier recueil de poésie lu ?
Érotiques. 69 poétesses de notre temps. Une anthologie établie par Ariane Lefauconnier, publiée aux éditions Bruno Doucet.

Quel est pour vous le moment idéal pour écrire ?
Je n’ai pas vraiment de moment idéal. Cela dépend de la visite de l’inspiration. Parfois le soir, parfois le jour, chez moi ou ailleurs : dans un métro, un RER, un train, sur un banc face aux arbres, au café ou sur un chemin de terre…

Nous avons appris que votre recueil de poésie La Petite Ouvrière métisse sera traduit en langue kabyle. Un mot sur ce projet de traduction ?
Pour le moment, c’est à l’étape de projet. J’ai sollicité un ami, enseignant-chercheur à Tizi-Ouzou. Après la lecture du recueil, il m’a confirmé son intérêt. C’est à présent entre les mains de ma muse protectrice !

Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Continuer à transmettre, à raconter des histoires, à poursuivre mon travail d’écriture et d’apprentissage, tout en laissant une place au hasard… Entre autres projets : le voyage du film que j’ai réalisé avec Jean Asselmeyer, Deux vies pour l’Algérie et tous les damnés de la terre, distribué par Les Films des deux rives, et qui sortira prochainement en salle, courant janvier 2025.

Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions ! Un mot pour conclure ?
La poésie sauvera le monde, un très beau titre tiré de l’ouvrage de Jean-Pierre Siméon, qui est en accord avec mes plus grandes espérances. Et je vous remercie pour cet entretien.

Entretien réalisé par : Amar BENHAMOUCHE

Amar Benhamouche
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