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Tahar Khalfoune : « Le seul remède est dans le dialogue »
Tahar Khalfoune, juriste, affilié à l’université Lyon3, est l’auteur des ouvrages «Repenser l’Algérie dans l’Histoire» et «Le Domaine public en droit algérien: réalité et fiction». Il est signataire de «L’appel d’intellectuels et d’universitaires algériens établis à l’étranger», s’adressant à l’armée: «Les officiers de l’armée sont les fiers descendants des maquisards de l’ALN et sont des soldats de la République prêts à défendre leur peuple. Entre Algériens, il n’y a pas d’ennemis que l’armée combattrait. Il y a seulement des divergences idéologiques et politiques au sein de la société, qui devraient et pourraient être résolues par le débat libre et l’alternance électorale.»
Dans cette interview, Tahar Khalfoune assure que «la crise ne trouvera un début de solution que dans le cadre d’un dialogue franc, ouvert, impliquant toutes les forces politiques, sociales, syndicales…».
L’Expression: Le chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, ne cesse d’appeler dans ses discours à un dialogue et insiste sur la tenue d’une élection présidentielle dans les plus brefs délais. Comment analysez-vous cette situation?
Tahar Khalfoune: La crise du régime, bloquant la société dans sa quête de liberté, des droits et de recouvrement de sa souveraineté, ne trouvera un début de solution que dans le cadre d’un dialogue franc, ouvert, impliquant toutes les forces politiques, sociales, syndicales… représentatives que compte le pays y compris le commandement de l’armée. Mais la tenue d’une élection présidentielle à court terme par la même administration qui a tant de fois falsifié les scrutins, sans avoir au préalable assaini le fichier électoral et sans réunir les conditions matérielles et politiques d’une élection honnête et transparente, comporte un sérieux risque – ce que redoutent des millions d’Algériens – de désigner encore une fois à la magistrature suprême un homme du régime. S’en remettre aux hommes du régime pour l’organisation de ce scrutin afin de satisfaire la demande de rupture exigée chaque vendredi par des millions de manifestants manque de crédibilité. Nous assistons depuis le 22 février à l’éclosion d’un mouvement de rejet inédit du régime, de ses hommes et ses symboles. D’où la nécessité d’une période de transition (de six à 12 mois), gérée par des hommes et des femmes crédibles. Une transition devant échapper au contrôle de l’élite dirigeante, car elle ne ménagera aucun effort pour tenter de se régénérer sous une forme ou une autre, et l’élection présidentielle que le haut commandement de l’armée tente d’imposer en est une, même si cette solution à court terme bat sérieusement de l’aile.
L’armée actuelle: bouclier de la nation et du peuple, semble prise entre l’enclume de la légitimité populaire et le marteau de la légitimité constitutionnelle. Qu’en sera-t-il de la fin de la partie, à votre avis?
Dans la mesure où l’armée est la source du pouvoir en cooptant depuis 1962 des hommes qu’elle porte à la tête de l’État et qu’elle révoque dans des situations de crise, elle ne peut aujourd’hui s’exonérer de toute responsabilité. C’est une opportunité historique que lui offre ce mouvement citoyen pacifique qui a forcé l’admiration des peuples du monde entier pour aider à l’instauration d’un système politique nouveau, bâti cette fois-ci non pas sur les faiblesses et les fragilités de la société, et ce fut bien le cas du régime imposé à la société algérienne par l’armée des frontières à l’indépendance. Une société alors affaiblie par plus de sept années de guerre sanglante qui l’a vidée de son énergie. Et une armée des frontières faisant fi de la légitimité du GPRA, décidée à prendre le pouvoir au prix d’un nouveau bain de sang dans des affrontements avec certaines wilayas de l’intérieur. Et c’est bien sur ces divisions et faiblesses que le régime honni est né et c’est sur celles-ci qu’il a prospéré.
Aujourd’hui, nous assistons à un paradoxe saisissant entre un régime plus que jamais en crise puisque l’ensemble de son système constitutionnel est caduc, et une société qui n’a jamais été en si bonne santé. Qui plus est, ce soulèvement fabuleux a revivifié le lien national et tout converge dans les marches, les slogans, les pancartes et les revendications pour donner une réalité vivante à la nation algérienne. C’est là une occasion que le commandement militaire doit saisir pour accompagner ce mouvement porteur d’un espoir de voir le pays enfin doté d’un nouveau système politique assis sur la force, l’énergie et les valeurs positives de la société: unité, dignité, respect, justice, égalité, liberté, résistance pacifique…
Dans ce nouveau régime où l’État sera refondé sur les principes d’un État de droit, la transition d’une armée source du pouvoir à une armée institution ne s’occupant que de la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays, est inéluctable. L’armée ne sera alors appelée à jouer aucun rôle politique.
Qui est en mesure de prendre en charge une solution de transition politique, dans le cas où cette dernière aurait lieu?
Dans cette phase d’un régime politique à bout de souffle et sans possibilités de rémission, seule le Haut Commandement de l’armée est à même de décider d’une telle transition que réclament à cor et à cri des millions d’Algériens tous les vendredis: «truhu gaâ». L’armée et le ministère de l’Intérieur sont les seules institutions à pouvoir garantir les conditions de sécurité nécessaires au succès du processus transitionnel. Mais l’obstination du Haut Commandement de l’armée à s’opposer à cette solution pourtant très attendue, et que d’autres pays ayant connu des crises similaires ont mise en oeuvre, ne permet pas d’engager le pays rapidement dans cette transition démocratique gage d’une Algérie démocratique de demain.
Le mouvement citoyen du 22 février est donc appelé à s’installer dans la durée et ses chances de succès sont intactes tant il n’est pas détourné de son cours naturel: pacifique, unificateur et mobilisateur. Le régime ne semble pas se résoudre à négocier son départ, il multiplie les manoeuvres de division, de provocation, ce qui n’est pas sans risque d’affecter, à terme, les chances d’une transition apaisée.
Ne pensez-vous pas qu’il y a actuellement une situation de flottement? On ne sait plus quoi faire et qui fera quoi?
Le régime s’enfonce chaque jour un peu plus dans une crise institutionnelle et constitutionnelle dont la solution est incontestablement politique, irréductible à un constitutionnalisme en net décalage avec la réalité. Dans d’autres États une telle crise aurait trouvé une solution dans un cadre constitutionnel, dans notre pays les dirigeants sont rebelles à la régulation par la norme, la Constitution n’est invoquée que pour renforcer l’autoritarisme du régime. La solution réclamée par les Algériens est le départ du régime et ses hommes comme préalable à l’édification d’un État civil (ni militaire ni théocratique) et d’une société libre et démocratique dans le cadre d’un État de droit qui garantit l’effectivité des principes de séparation des pouvoirs, de l’indépendance de la justice, des libertés individuelles et collectives.
L’étau commence à se resserrer sur le mouvement populaire: des arrestations parmi les manifestants, blocage des points de rassemblement, des dérives sont signalées, par-ci par-là, avec le temps la paix est menacée? Où va-t-on?
Le besoin légitime d’ordre et de sécurité publiques ne doit pas servir de prétexte pour entraver le droit des citoyens de manifester publiquement d’autant plus que ce mouvement a, dès sa naissance, choisi l’action unitaire et pacifique, ouvertement revendiquée (silmya, silmya). L’armée serait mal inspirée de jouer de nouveau sur les peurs en exploitant le sentiment d’insécurité, car cette attitude s’est soldée par un échec lorsque le gouvernement a choisi d’agiter le spectre du retour au chaos terroriste de la décennie 1990, du cataclysme syrien, du désordre libyen, de la main de l’étranger pour que les Algériens se résignent à accepter le Ve mandat de Bouteflika.
Entretien réalisé par