Pour la transcription simple et unifiée de tamazight

Tamazight a sa propre écriture, le tifinagh. Elle est adoptée au Maroc. Elle interviendra sûrement un jour en Kabylie, elle est notre fierté : rares, en effet, sont les peuples qui ont inventé un système d’écriture. Dans l’étape transitoire actuelle, c’est la transcription latine qui, répandue et accessible à tous, continue à se développer et à se généraliser. Elle contribue incontestablement à l’épanouissement de notre culture. Aussi est-il souhaitable qu’elle soit unifiée et standardisée.

J’ai le privilège d’être féru de littérature amazighe (1)(2)(3)(4)(5). Dans l’écriture, j’ai recherché à imiter les initiateurs de la transcription parmi lesquels, bien évidemment, Mouloud Mammeri. J’ai opté chaque fois pour la transcription la plus simple possible pour rendre la lecture attrayante. Mais j’ai constaté des divergences entre les auteurs et des tendances actuelles à s’écarter des pionniers. Je vais passer en revue quelques points essentiels qui m’ont interpellé et tenter de justifier les rationalisations que j’ai retenues.

Les tirets

Les premiers textes ont utilisé les tirets en abondance, surchargeant l’écriture, comme par exemple :

« Awal-ik yewweḍ-aɣ-d » (6).

Ces choix pouvaient se justifier, au départ, chez les linguistes, pour expliquer l’enchaînement des mots dans cette langue dont l’écriture est « nouvelle ». Malheureusement ils ont perduré même lorsqu’ils ne s’imposent pas. Par exemple, dans une publication récente, j’ai relevé la phrase :

« Yenna-as : -nniɣ-am wet-iyi-d » (7).

Si on traduit cela dans une autre langue, les tirets disparaissent. En français : « il lui a dit : je te dis de me frapper ». Il en est de même en anglais, en espagnol, en italien, etc. (il suffit de consulter internet en traduction automatique en ligne). Aucune des langues ne surcharge le texte par un excès de tirets. Aucune langue ne dispose un tiret entre un nom et son adjectif possessif…

L’argumentation pour justifier un tiret, c’est d’éviter les confusions. Elle n’est pas toujours convainquante comme je l’ai montré sur un exemple (8) : « Idda d Bujmaâ ». Cette expression a deux sens selon que « d » est la particule de direction, ou la préposition « avec ». Mais le contexte permet de lever l’ambiguïté : il est question d’une venue dans le premier cas, et d’un départ dans le second. Deux situations contraires, donc aucune confusion possible.

Par ailleurs, on perd souvent de vue le rôle la ponctuation. Non seulement elle facilite la lecture, mais elle lève les ambiguïtés. Dans l’expression « inna d gma », il y a deux points à ajouter convenablement. On écrit soit « inna : d gma », « il a dit : c’est mon frère », soit « inna d gma : », « mon frère a dit : ». Les exemples de ce type sont légion et nous pouvons nous passer de la pléthore de tirets qu’on trouve dans certains textes, en s’aidant, si besoin est, de signes de ponctuation.

La lettre epsilon et l’alphabet

L’alphabet préconisé par Mouloud Mammeri (9) est, a priori, le plus simple. Il se limite à une seule lettre grecque : gamma. Le « aîn » est rendu par « â ». Il semble que les écrits, actuellement, tendent, au contraire, à retenir l’usage de epsilon, lettre qui est substituée au « â » de Mammeri.

Ce choix contrecarre nombre de publications importantes aussi bien à l’aube de la naissance de l’écriture en kabyle, que dans ces derniers temps. Sans s’appesantir sur le fait que epsilon détonne par sa forme cursive, on ne peut nier qu’une telle option ignore le lien incontestable qui existe entre « aîn » et la lettre « a ». Dans plusieurs tribus kabyles, « aîn » est prononcé « a ». La notation « â » est le choix du résistant amazigh Aït Amrane (10) lequel est allé jusqu’à suggérer de remplacer cette lettre par « a » tout simplement. C’est aussi l’option du riche lexique d’informatique de Samiya Saad Buzefran (11). Je n’ai, moi-même, utilisé le epsilon que dans l’une de mes publications (8). Mouloud Mammeri, dans sa préface au lexique de berbère moderne (12), assimile «â» et «a», écrivant tewaat, aarur, etc.

Le phonème « aîn » est d’origine étrangère, il s’incruste à coté du « a » dans certains parlers, disparaissant dans d’autres. Voici justement un message de M. A. Aït Amrane (13) dans son livre « Tamazight » :

« …j’ai éliminé…le epsilon qui correspond au « e » grec…pour transcrire le phonème « aïn » en arabe, étranger à notre langue…ce caractère n’est même pas utilisé par les linguistes lorsqu’ils transcrivent l’arabe en caractères latins. Ce phonème n’est d’ailleurs pas du tout prononcé dans certaines régions de Kabylie, tandis que les Touaregs le remplacent carrément par « gh »…son utilisation déforme la prononciation de certains mots au point de les rendre méconnaissables ».

La conséquence manifeste du choix de epsilon, c’est qu’on ne sait pas où le placer dans l’alphabet. J. M. Dallet (14), et K. Bouamara (15) dans leurs dictionnaires, le disposent après la lettre « z », très loin du « a »…D’autres dictionnaires, comme celui de M. S. Ounissi (16), opportunément, retiennent « â », ou disposent epsilon à proximité de « a », comme le fait le Dictionnaire universel bilingue (17). Il est intéressant de noter que dans le remarquable lexique de la linguistique de A. Berkaï (18), édité en 2009 par Ramdane Achab, la lettre epsilon est absente dans une riche terminologie amazighe !

Les premiers écrits ont ignoré epsilon. A. Hanoteau (19) et A. Mouliéras (20) utilisent « â ». Il en est de même de l’un des premiers dictionnaires français-berbère (21) publié avant la conquête de la Kabylie. C’est aussi l’option du Dictionnaire français-tachelhit- tamazight (33). Mouloud Mammeri, dans ses livres, a préféré l’usage de « â » (22) (23) sauf dans « Cheikh Mohand a dit » (24). Le pionnier du roman, Rachid Alliche, se contente de la lettre « a » dans « Faffa » (25). Saïd Sadi utilise « â » dans sa première oeuvre « Askuti » (26). Hend Sadi fait de même dans l’excellent « Tusnakt s wurar » (27), tout comme l’association culturelle Imedyazen dans sa revue « Taftilt ». Le dictionnaire chaoui-arabe de F. Tibermacine (28) publié récemment, ignore lui aussi la lettre epsilon. Il en est de même du lexique pan berbère de B. Djouhri, diffusé par l’auteur (il écrit par exemple, « aarab » pour traduire le mot « arabe »).

Une option définitive exige une entente. Elle ne pourrait s’imposer que si l’on possède une institution académique de concertation et de décision ayant autorité sur la culture.

La lettre « e » et la grammaire

Les livres de grammaire (9) (29) (30) affirment que, en kabyle, il n’y a que 3 voyelles : a, i, et u, que la lettre « e » est neutre et ne sert que pour faciliter la lecture. On qualifie d’ailleurs celle-ci de voyelle zéro ou schwa.

On s’attendrait à voir minimiser l’usage de cette lettre, mais, en pratique, c’est loin d’être le cas, surtout dans les publications récentes et dans les livres d’enseignement en Algérie.

Considérons d’abord l’expression « ma mère ». Dans nombre de tribus kabyles, on dit simplement « imma ». On trouve cette écriture dans les contes de Mouliéras (20), dans le dictionnaire universel bilingue (17), le premier dictionnaire français kabyle (21), le dictionnaire chaoui-arabe-kabyle et français (31) paru en 1907.

Le dictionnaire berbère-français de A Jordan (32) donne « ma » en tacelhit. Dans le dictionnaire récent tamazight français (33) de Aliamaniss ( Maroc central) la mère se dit « mma » sans autre initiale. Il en de même chez les Touaregs. Le Dictionnaire français-tachelhit-tamazight (34) donne « immi » pour les deux variantes amazighes (et imma comme pluriel pour l’une d’elles).

Le dictionnaire Dallet (14), par contre, donne « yemma » et, curieusement, il repère ce mot dans la racine « ym ». K. Bouamara (15) le place dans « ye » ! Fort heureusement, très récemment, M.A. Haddadou (35) remet le terme à sa bonne position : la lettre M. Cet auteur donne, par ailleurs, les différentes variantes du mot mère dans l’espace amazigh et il apparaît clairement que « imma » prédomine.

Néanmoins beaucoup de publications actuelles, en Kabylie, retiennent l’écriture yemma.

La question qu’il est légitime de se poser est : pourquoi introduire la lettre neutre « e » dans ce mot facile à lire ? Pourquoi ne pas écrire Ymma, ou plus simplement imma ?

Considérons maintenant la conjugaison des verbes à la troisième personne du masculin singulier.

Mouloud Mammeri, dans sa grammaire (9), opte sans ambiguïté, pour l’affixe initial « i ». Il écrit : izmer, iqqim, issared…On trouve déjà cette écriture chez Hanoteau (19) qui transcrit : iffegh, illan, innoumen etc. ainsi que chez Mouliéras (20) : isâa, itszalla, ifka, etc.

Dans l’ouvrage détaillé de Gaya Hamimi ( 36), on retrouve l’affixe i (en majuscule). Il écrit : Iuzzel, ur Illi, ad Ikkes, etc. Même observation dans le lexique pan berbère de B. Djouhri, paru récemment où l’on trouve : ikkat, ad irnu, ur isnuzgum, etc. Chez les Touaregs c’est l’affixe « i » qui prévaut d’après la grammaire Touareg de J.M. Cortade (37). On y trouve, par exemple : ilsa, iswa, ikkes, etc. C’est la transcription que retiennent la plupart du temps plusieurs oeuvres pionnières (22) (23) (25) (26) (27).

Pourtant les ouvrages récents utilisent, chaque fois que c’est possible, l’affixe « ye » au lieu de « i ». Résultat : il y a deux affixes pour une même personne, situation inconnue, à ma connaissance, dans d’autres langues. Car, s’il est possible d’écrire « yenna » au lieu de « inna », on ne peut remplacer iwala par yewala, ni iâadda par yeâadda, ni ifuk par yefuk…

Cette tendance à utiliser « ye » au lieu de « i » rejaillit sur tous, à tel point que les éditeurs corrigent les auteurs pour les amener à aller dans ce sens, et que les auteurs eux-mêmes s’astreignent à une sorte d’auto censure. Ainsi Mouloud Mammeri (23), dans « Poèmes kabyles anciens » (page 98 par ex.), écrit : ikkat, inna, inteq, à coté de yebbwed…J’ai été moi-même amené à mélanger dans mes derniers livres, les deux types de transcription, soucieux de répondre aux desiderata des éditeurs.

Il est remarquable de noter que dans la revue Tifin, parue en 2006 et consacrée à la littérature berbère (38), A. Kezzar et A.B. Lasri utilisent « i » sauf rares exceptions. Dans le même numéro, K. Naït-Zerrad prône la suppression du « ye » afin de « simplifier et harmoniser la notation au niveau pan berbère ». Cette recommandation de l’auteur de plusieurs livres didactiques est particulièrement bienvenue.

Le même dilemme que pour yemma/imma se retrouve ici : la voyelle e s’impose-t-elle pour lire des mots comme inna, iswa, iksa, etc. ? Ce n’est pas le cas. Il faut donc considérer que « e » est une voyelle à part entière.

Il reste la préoccupation légitime de savoir s’il est rationnel d’avoir, dans la conjugaison, un affixe qui varie selon le verbe…

Il y a un autre cas où la lettre « e » intervient souvent, c’est dans l’état d’annexion. Elle ne peut se justifier quand elle facilite la lecture comme, par exemple, dans « tebna texxamt ». Mais il est possible d’en éviter l’usage dans bien des cas, en remplaçant « we » par « u », comme le suggère M. Mammeri (9) qui écrit : iqqim « wergaz » (ou : « urgaz »).

Ces quelques remarques ont pour objet la recherche d’une simplification de la transcription latine, et, simultanément, un rapprochement des options des autres variantes amazighes (dans un texte récent (39) en tacelhit, je n’ai trouvé nulle part des tirets, et « e » est pratiquement inexistant).

Lorsqu’on constate que les travaux de l’Académie française ont duré bien des siècles (10), on ne peut que faire preuve de patience dans l’entreprise de rénovation de l’écriture. Mais pour notre système éducatif, nous devons agir vite pour rendre notre écriture plus simple et plus attrayante Selon le voeu d’Aït Amrane (10), premier président du HCA : « il n’ y a pas de désaccord, si profond soit-il, qui ne puisse céder à une franche et loyale discussion…Notre idéal est trop noble pour être entaché par de puériles questions d’amour-propre. ».

Ma démarche s’inscrit entièrement dans cette perspective.

Ramdane At Mansour Ouahes

Bibliographie :

(1) R. At Menṣur, Tiɣri, L’Harmattan, Paris, 1996

(2) R. At Menṣur, Isefra n at zik – Poèmes kabyles d’antan – édition bilingue, édité par l’auteur, Selles sur Cher, 2010

(3) R. At Menṣur, Agani, Zyriab, Alger, 2001

(4) R. At Menṣur, Leqwran s tmaziɣt, Traduction du Coran en kabyle, Zyriab, Alger, deux éditions : 2006 et 2010

(5) R. At Menṣur, Amawal n yinzan, Dictionnaire des proverbes kabyles, Ramdane Achab, éditeur, Alger, 2011

(6) Agraw imura, Awal ɣef Dda Lmulud, Asalu, Alger, 1991, p. 123

(7) B. Kebir, Lmed tamaziɣt, El Amel, Alger, 2007, p.127

(8) R. At Menṣur, Isefra n at zik, édité par l’auteur, Paris 1998, p.10

(9) M. Mammeri, Tajerrumt n tmaziɣt, François Maspéro, Paris, 1976

(10) M.I. Aït Amrane, Ekkr a mm is oumazigh

(11) S. Saad Buzefran, Lexique d’informatique, L’Harmattan, Paris, 1996

(12) M. Mammeri, Amawal n tmaziɣt tatrart, CNRPAH, Alger, 2008

(13) M.I. Aït Amrane, Tamazight, Éditions Hiwar Com, Alger, 1997, p. 21

(14) J.M. Dallet, Dictionnaire kabyle-français, S.E.L.A.F., Paris, 1982

(15) K. Bouamara, Issin, L’Odysée, Tizi Ouzou, 2010

(16) M. S. Ounissi, Dictionnaire Chaoui, français, arabe, ENAG, Alger 2003

(17) A. Idres et R. Madi, Dictionnaire universel bilingue, édition Jazz, Alger 2003

(18) A. Berkaï, Lexique de la linguistique, éditions Ramdane Achab, Tizi Ouzou, 2009

(19) A. Hanoteau, Poésies populaires de la Kabylie du Djurdjura, Imprimerie impériale, Paris, 1867

(20) A. Moulieras, Légendes et contes merveilleux de la Grande Kabylie, Edition Ernest Leroux, Paris, 1893

(21) Ministère de la guerre, Dictionnaire français-berbère, Imprimerie royale, Paris, 1844

(22) M. Mammeri, Les isefra de Si Mohand, François Maspéro, Paris, 1982

(23) M. Mammeri, Poèmes kabyles anciens, Laphomic, Alger, 1988

(24) M. Mammeri, Cheikh Mohand a dit, publié par l’auteur, Alger, 1990

(25) R. Alliche, Faffa, édité par l’auteur, Alger, 1990

(26) S. Sadi, Askuti, Imedyazen, Paris, 1983

(27) H. Sadi, Tusnakt s wurar, Asalu, Alger, 1990

(28) F. Tibermacine, Tanastukajjuf, Parler Chaoui, HCA, Alger, 2009

(29) K. Naït-Zerrad, Tajerrumt n tmaziɣt tamirant, ENAG, Alger, 1995

(30) R. Achab, Langue berbère, Hoggar, Paris, 1998

(31) P.G. Huyghe, Dictionnaire chaoui-arabe-kabyle et français, disponible sur internet.

(32) A. Jordan, Dictionnaire berbère-français, Omnia, Rabat, 1934

(33) Aliamaniss, Dictionnaire tamazight-français, disponible sur internet : http://www.miktex.org

(34) S. Cid Kaoui, Dictionnaire français-tachelhit-tamazight, Edition Ernest Leroux, Paris, 1907

(35) M.A. Haddadou, Dictionnaire des racines communes berbères, HCA, Alger, 2007

(36) G. Hamimi, Grammaire et conjugaison amazighes, L’Harmattan, Paris, 1997

(37) J. M. Cortade, Grammaire Touareg, Université d’Alger, 1969

(38) Tifin, numéro 1, Ibis Press, Paris, 2006

(39) L. El Ghazi, Inuzar, IRCAM, Rabat, 2007

Rédaction Kabyle.com
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4 commentaires

  1. Je suis pour l’introduction du V en langue kabyle.Il existe une transcription intéressante utlisé par la revue marocaine Tifawt. Cette transcription intelligente se suffit des 26 lettres de l’alphabet du français.Exemple: Cfigh amzun d-îdelli…Nnigh am a tarûmit aggâd Rêbbi,ul is âtas frajil…Keccini rûh nek ad qimegh…atg.

  2. @gmail.com
    J’ai regardé avec intérêt votre transcription sur le site que vous avez indiqué.
    Je suis frappé par votre affirmation du V qui n’existerait pas, selon vous, dans les racines de la langue Kabyle ! Et pourtant les mots en V ne manquent pas : iviw (je n’utilise pas votre transcription pour le w…), avlad, avernus, avrid, avzim, iverriq, lvadna, ivna, ivded, avrwaq, …

    Dommage de ne pas écrire V pour le son V (comme en Français et en anglais, et surtout en Latin).

  3. L’article est bien argumenté.
    je voudrais savoir le sort du caractère V.
    Je trouve logique la suppression de l’epsilon qui déroute l’écriture cursive.
    Le aïn ne doit pas être imposé aux Kabyles qui ne le prononcent même pas.
    En revanche, il est incompréhensible d’user de l’argument « rapprochement avec les autres variantes de Tamazight » pour fixer une règle à la graphie kabyle. Simplifions à notre manière et laissons les autres simplifier à leur façon.

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