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Mouloud Mammeri ou l’ancêtre sanctifié
Il y a 32 ans, disparaissait Mouloud Mammeri, figure emblématique de la pensée algérienne contemporaine. « La mort absurde » de cet éminent savant n’a jamais été élucidée. Les versions officielles contradictoires ne pouvaient convaincre personne et, la nature despotique du régime algérien aidant, le doute persiste encore et toujours sur les causes de son accident routier. Chacun sait que le FLN est resté ingrat vis-à-vis de celui dont les textes ont porté haut la voix des combattants. Chacun sait aussi que ce régime machiavélique est capable de tout. C’est un « pouvoir assassin » comme le scandent les Kabyles depuis avril 2001 et comme le déclament tous les Algériens depuis février 2019, reprenant en chœur, la célèbre chanson d’Oulahlou.
Cette tragédie avait eu lieu dans la nuit du 25 au 26 février 1989 près de Aïn-Defla à 200 kms à l’ouest d’Alger. Mouloud Mammeri revenait du Maroc où il avait l’habitude de faire des conférences sur le monde amazigh. En tant que romancier, anthropologue et linguiste, il était sollicité de partout pour aider le public à lever le voile sur la langue et la culture amazighes mises sous une camisole de force. D’abord une camisole de l’ordre colonial puis celle de l’ordre arabocentrique postindépendance. Il était le seul, à l’époque, à pouvoir nous exposer toute l’épaisseur du sens que contenaient les isefra (poèmes), les contes, les récits, les proverbes et autres énigmes qui peuplaient nos imaginaires. Il les collectait avec amour et les semait sereinement, patiemment mais sûrement dans nos têtes convoitées par nos faussaires.
Le drame qui avait frappé notre poète savant s’était produit deux semaines environ après la fondation du RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie) créé dans le cadre de l’ouverture de la scène politique algérienne. Un message adressé par lui avait été lu à la tribune des assises de ce parti. L’enthousiasme généralisé qui accompagnait les annonces d’un avènement politique pluraliste s’était brutalement transformé en deuil et en peur des lendemains. Un coup de massue avait subitement percuté la tête de toutes celles et de ceux qui avaient conscience du poids moral et intellectuel de cet écrivain hors normes.
Un chercheur qui, sa vie durant, avait mis au jour le lignage poétique amazigh depuis l’Atlas, le Gourara jusqu’aux sommets du Djurdjura. En les exaltant, il nous fait aimer les vertus du langage et de ses combinaisons précieuses tissées par les créateurs des trois derniers siècles. En mars 1980, il allait à l’université de Tizi Ouzou qui ne portait pas encore son nom pour y exposer, au public estudiantin, le fruit de son travail, le trésor ancestral collecté : « les poèmes kabyles anciens ». Il voulait transmettre les instruments qui permettraient d’en parler scientifiquement, sérieusement. Il voulait nous faire sentir que la signification poétique est un acte de recouvrement de la souveraineté d’un peuple. Il voulait nous montrer, avec la discrétion qui le caractérisait, qu’un beau poème d’où surgissent des variations d’images, des résonances émotionnelles, des enchevêtrements d’idées, peut s’avérer une arme de défense bien plus efficace que n’importe quel attirail idéologique. L’un est une armature de l’intérieur, l’autre un outillage de façade. Le premier une puissance en extension, le second une chimère en compression. Mouloud Mammeri avait été stoppé dans son élan. Sa conférence avait été entravée, la suite, toute volcanique, tout le monde la connait désormais : « le printemps amazigh d’avril 80 avec tous ses bourgeons ».
Mouloud Mammeri, appelé affectueusement dda Lmulud par toutes les générations qui l’ont accompagné ou suivi, nous a offert les clés d’une culture, d’une poésie, d’un patrimoine historique et linguistique que, sans lui, nous aurions perdu à jamais. Il nous a fait sentir et toucher du doigt le monde littéraire de nos ancêtres, leur cosmogonie. Il nous a appris à interroger les textes des pères de nos pères qu’il avait réunis en une somme inégalée de chefs-d’œuvre anciens et contemporains. Il les avait accompagnés d’une série d’éclaircissements éclatant de justesse et de vérité. Une vérité ensevelie par les dominants d’hier et d’aujourd’hui, ceux-là même qui nous disaient que nos ancêtres étaient Gaulois et ceux qui ont pris la relève pour nous rabâcher qu’ils sont Arabes. J’ai eu la chance de connaître dda Lmulud, d’avoir contribué très modestement, un temps, à son travail. À ses côtés, naissaient dans ma tête et dans mes entrailles des univers bouillonnants, multiples, étonnants et qui s’emboîtaient avec congruence au capital culturel appris de ma mère. En moi, une architecture intérieure reprenait forme, un espace de sensibilité gagnait en expansion, des médiations se renouaient pour marier mythes, Histoire et réalités présentes. Un dégagement des structures rigides ancrées par l’école coloniale et postcoloniale s’opérait comme s’étiolent les brumes pour laisser place au dévoilement croissant des sens et du sens.
Formé à la science économique marquée par l’école marxiste et le rationalisme cartésien, je prenais conscience, en découvrant l’univers mammérien, que s’inoculait progressivement en moi une cohabitation concrète de réalités que je croyais incompatibles. Un paysage psychique fait de mélanges, de juxtapositions, de zones d’ombres, d’éclaircies, d’interrogations, s’organisait en mon for intérieur. Je sentais mon esprit se métamorphoser et, à grand coefficient d’accélération, j’accumulais des armes qui m’ont permis d’affirmer de façon détendue ce que je suis : un amazigh.
Merci dda Lmulud, nous sommes nombreux, très nombreux, à tenir de toi la source de nos révélations, à avoir appris de toi comment replacer les pièces du puzzle ancestrale qui nous habite pour mieux l’innover, pour mieux le préserver.
Hacène Hirèche