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La conscience politique aiguisée de la jeunesse algérienne
Le peuple algérien m’a émerveillée. Tant d’exils, de disparus, d’assassinés, et seul face au pouvoir dépravé, ce peuple expulse, jour après jour, le foyer gangréneux de la corruption de son pays. Le bilan de ce dernier : des familles explosées, des parents abandonnés, la mal vie sociale presque partout. Ce pouvoir a encore eu le culot d’ordonner de laminer de grenades lacrymogènes le peuple pacifique. Il a eu le toupet d’ordonner d’interpeler des innocents.
Des larmes de dignité m’ont pourfendue le cœur quand j’ai vu des manifestants algériens pleurer, appelant à la raison les forces de l’ordre.
Ces larmes éminemment chargées de gravités ont exigé l’arrêt des massacres, l’arrêt des assassinats, l’arrêt de l’exil. Ses larmes sont l’expression d’une émotion commune qu’il faut entendre. Car les larmes de ces fils du peuple sont le retentissement d’âme du corps social et politique entier, venues soudainement réveiller l’histoire de l’Algérie et mon passé.
Là, plus de damnation, plus de gorges prêtes à avaler les couleuvres d’instrumentalisateurs, qui croyaient trouver le peuple dans les mosquées et qui, étonnés, l’ont trouvé dans la rue.
Emportée par un souvenir sur fond d’un cours deleuzien sur l’âme et la damnation, et de la vidéo sur Youtube d’un algérien, remerciant les policiers de ne pas avoir tiré sur la foule, j’entendais à nouveau la parole de mon père : « Tu es maudite ». C’était il y a déjà trente-cinq ans. « Regarde-moi dans les yeux ! Lui ai-je répondu.
« Je ne suis pas maudite ». Il comprit que je n’avais aucune envie d’entrer dans la combine de la damnation.
Certains points d’ouïe invoqueront une interprétation différente de ce que j’ai supposé comprendre à ce moment-là, à savoir ma défiance prématurée à une damnation programmée moralement et politiquement.
Le tissu de mon âme, en reprenant le cours de Deleuze, fourmillait. Ma quête de liberté était inséparable d’un contexte fourmillant de petites perceptions et de petites inclinations. De même, le peuple algérien a incliné loin de l’isolement, du mutisme, et de la peur. L’acte libre opère, il effectue l’amplitude d’une âme collective, gigantesque et impressionnante cette amplitude, et ce moment est là. Intégrer ces perceptions, et la résignation de mon père par rapport à la malédiction suppose du temps. Le temps où les jeunes loups, devenus vieux, finissent par s’entredéchirer, le temps où toute la force de la jeunesse consciente et informée sur son histoire, devient supérieure en nombre à la moitié de sa population, le temps où la raison l’emporte sur les ruses politiques. La résignation de mon père était en réalité un subterfuge pour me transmettre le goût d’une partie de son combat pour la liberté. Je remercie ce peuple qui a su réveiller ce souvenir, et qui me l’a fait entendre.
Les marches pacifiques redonnent de l’amplitude aux algériens dans le monde. Le tour d’esprit et de puissance impavide des manifestants algériens fait émerger la vérité dont on ne peut encore mesurer les effets. Les gens du pouvoir ont sali l’image du peuple à l’extérieur. Le peuple en a eu assez de porter l’image de l’escroc, il en a eu assez… Finissant par connaître les véritables pilleurs, il les a dénoncés, enfin… Même si ces derniers s’accrochent encore, en se confondant aux manifestants, en costume d’ouvriers.
Et je ressens l’émotion de cet homme : « tirez et ils fuiront, s’exileront ailleurs, disparaîtront encore. Que gagneriez-vous à voir vos frères et vos sœurs disparaître encore ? N’obéissez pas aux ordres de damnés ! N’obéissez pas aux ordres des assassins. Les ordres que l’on vous demande d’exécuter sont les mêmes que ceux donnés durant la guerre de libération, lorsque la France ordonnait de tuer et de torturer des Algériens.
Ce sont les mêmes bourreaux, qui, en ce moment, souhaiteraient assassiner ou exiler, le peuple algérien.
N’exécutez plus les plans de sordides esprits. Je vous le demande le cœur chargé de larmes.»
Le 4 octobre 2010, un portrait dans Libération, disait de moi : « cette haute femme à la longue chevelure noire qui respire le malheur ». Cette malédiction revenait encore, mais cette fois, elle apparaissait dans les mots d’une journaliste française. Quelles étaient les raisons qui pouvaient lui faire penser que je respirais le malheur ? A travers quelle grille de lecture me percevait-elle ? Il y avait des instigateurs. Qui étaient les instigateurs de cette damnation ? Qui fabriquaient ce type de ressenti, me renvoyant, en outre, à la phrase provocatrice de mon père ?
Quel sens a cette figure ? Une âme portant tellement d’ignominies en elle qu’il est impossible qu’elle puisse être sauvée. Une âme pleine de dettes humaines qu’elle n’est pas en mesure même de rembourser par une peine ses actes délictueux.
C’est la perte éternelle, fixée à jamais, sur l’autel du malheur, c’est la peine impayée qui cristallise le malheur dans l’âme. C’est la peine de l’Algérien rejeté de son pays et du pays qui l’accueille. Mais tout cela n’était en fait, que le fruit de petites combines cousues de fil noir, car « le damné est en réalité celui qui hait ses semblables» nous rappelle Deleuze.
Je suis française d’origine algérienne, née en France, jetée dans la béance passionnante de l’histoire. On tenait à m’inscrire du côté des ex-damnés de la terre. Et c’est ainsi que mon père et cette journaliste, m’ont perçu socialement et politiquement, et par la suite médiatiquement, comme une âme maudite.
St Augustin, un autre Algérien, disait que les enfants innocents qui n’étaient pas baptisés, devaient aller en enfer.
Les pauvres ! Et on a bêtement tenu à ce que je sois comme eux, vouée à l’enfer. Et ils ont pensé que je me résignerais bêtement ! Mais en réalité, leurs âmes étriquées avec leurs petites inclinations et leurs petites perceptions, qui inclinaient à me voir comme une figure de malheur, ont simplement considéré ma perte avant ma naissance, précisément durant la guerre d’Algérie.
On a voulu m’habiller d’une âme politiquement damnée vouée à l’enfer social. J’ai rejeté cette détestable mascarade. Comme ce peuple qui m’émerveille, déterminé à éliminer, d’une manière unique, exemplaire et lumineuse, les pourfendeurs des plus sombres tragédies. Appliqué à un peuple qui ne négocie aucun compromis, cela donne à voir un spectacle inconnu d’une sublime dimension. A présent, le monde, jour après jour, le contemple et l’admire, ce peuple qui a, par son intelligence humaine, levé, d’un geste naturel, en sortant pacifiquement dans la rue, la comédie de la damnation.
Malika Rahal a exprimé sur Mediapart son point de vue conique : « mettre au rancard toutes les prédictions funestes (…) désir de créativité d’un mouvement pacifique ». Et c’est très juste.
A l’époque de la Libération Nationale, il n’y avait que trois mille étudiants disséminés à travers le monde, et seulement cinq cents diplômés du supérieur. L’Algérie n’est ni dans le système ni ailleurs, elle est à inventer.
Tout est à créer, et à présent, tous les talents sont là ; menuisiers, économistes, hommes politiques, artistes, techniciens, juristes, charpentiers, sociologues, philosophes, scientifiques, etc. Et ces talents s’expriment déjà avec une rare puissance.
Le peuple algérien n’a, en réalité, jamais cru à l’existence de la damnation par la faute d’une tripoté de damnés infréquentables. Mon père n’y croyait pas non plus. L’évidence aurait été de reprendre les armes, lors de l’indépendance, mais il y avait déjà eu beaucoup trop de morts.
« Alors que les Algériens, si passionnément épris de paix, après huit années de sacrifices énormes, touchait enfin au but et s’apprêtait à célébrer dans un enthousiasme lucide l’INDEPENDANCE reconquise, quelques chefs militaires de l’A.L.N. stationnés aux frontières, ont par leur indiscipline caractérisé créé une situation grave… ».
Les aigrefins en ont profité. Ils ont détruit davantage la culture maghrébine en important la misère et la pauvreté, en commettant tant de crimes et en fabriquant tant d’exilés. Les combattants pour la liberté, eux, n’ont pas repris le combat parce qu’ils étaient simplement trop usés. Mais la jeunesse algérienne avec une conscience politique aiguisée est là pour les remplacer.
Un général a exprimé sur une radio, sa métaphore du trépied : régime atrophié, « système fonctionnant sur la solidarité générationnelle », qui a éliminé un de ses appuis, et à qui il ne reste que deux pieds. Cela ne tient plus.» Cela ne tient plus ! Voudrait-il que cela tienne encore ? La sale farce est terminée. Les larmes de la dignité des manifestants ont signé la fin de ce système, au nez du monde entier.
Je baigne à présent dans une océanique amplitude grâce à ce peuple : « Il y a deux pacifiques : l’Océan et le Peuple », lit-on parmi les slogans des manifestants. Cela mérite le Prix Nobel de la paix.
Fadéla Hebbadj