Kamal Naït-Zerrad : « Tamazight : langue ou langues ? »

Tamazight, voilà un mot dont le signifié symbolique a fait bouger les masses mais qui reste – paradoxalement – un concept flou, manipulé par les différents acteurs du mouvement amazigh, quil soit politique ou culturel. II nous semble que la conjoncture actuelle et (évolution de la situation concernant cette question, en Algérie et au Maroc, impose un essai de clarification. Nous allons donc tenter de préciser la situation actuelle de la langue amazighe et de présenter concrètement quelles sont les possibilités d’intervention sur la langue dans la perspective du statut qui lui sera conféré et subséquemment de son enseignement. L’action sur la langue – l’aménagement linguistique peut se faire de plusieurs manières, chacune pouvant procéder d’un choix politique.

Avant de commencer, rappelons quand même que l’on est fondé bien sûr à parler d’une langue amazighe, car la profonde unité des parlers amazighs est indéniable. Mais vouloir forger une langue avec la prétention de l’ériger comme langue de l’administration ou de fEtat pose des problèmes que nous allons aborder ci-dessous.

Nous allons nous restreindre à (Algérie, (analyse étant valable pour le Maroc. On peut y distinguer quatre grands dialectes t : le kabyle,

1 Dialecte signifie simplement forme de la langue parlée dans une certaine zone géographique. C’est de toute façon une simplification de la situation, certains parlers du centre, de l’ouest et du sud algérien n’étant pas pris en compte, comme d’ailleurs ceux se situant sur la frange de la Kabylie orientale.

le chaoui, le mozabite et le touareg. Chacun de ces dialectes est composé d’un certain nombre de parlers et c’est l’intercompréhension quasi immédiate qui permet justement de les regrouper. Le kabyle et le chaoui correspondent à des zones où la densité de population est la plus élevée et sont les dialectes comportant le plus grand nombre de parlers.

I – premier niveau : action sur le parler

Prenons l’exemple du kabyle pour fixer les idées. Tout d’abord, en général, que ce soit au niveau des parlers ou des dialectes, les divergences se matérialisent sur trois plans : la phonétique, le lexique et la morphosyntaxe.

  1. Sur le plan phonétique, on a par exemple les correspondances suivantes

–;> t : yettsu / yettu « il a oublié » d -;> t : ad, ar / thar « pied »

absence / présence de labio-vélarisées : agem / agem « puiser » g —>y : aggur / ayur « lune »

Il faut ajouter les assimilations entre phonèmes qui se réalisent de différentes manières suivant les parlers

/axxam n wergazl= axxam bb°ergaz / axxam gg°ergaz / axxam wwergaz / axxam pp°ergaz « la maison de l’homme »

  1. Sur le plan du lexique, les divergences sont assez faibles globalement, mais elles peuvent toucher des unités fondamentales très courantes comme par exemple le verbe faire, mettre : dans certains parlers, on utilise eell (Kabylie orientale) alors que d’autres ont plutôt wqem (Kabylie occidentale).
  2. Enfin, sur le plan de la morphosyntaxe, les différences sont minimes quelques conjugaisons différentes, absence ou présence de certaines particules ou coordonnants.

On voit qu’il n’y a aucun obstacle sérieux à fintercompréhension. Mais ces légères divergences sont importantes – en particulier celles concernant les assimilations – quand on passe à (écrit et à la standardisation, qui est l’objectif final.

La standardisation du kabyle passe par l’élimination de certains phénomènes particuliers à certains parlers et (intégration de certains outils grammaticaux, du lexique, … D’où une écriture à tendance phonologique. Même si on s’éloigne un tout petit peu de la prononciation réelle, (écrit sera lu et compris par tout kabylophone. L’enseignement de ce kabyle « moyen » se fera donc sans difficultés particulières.

Cette opération peut être réalisée pour tous les dialectes, que ce soit en Algérie ou au Maroc. Cette méthode permet d’ailleurs de les rapprocher implicitement puisque certains traits particuliers leur sont communs.

II – deuxième niveau : action sur le dialecte

La question est de savoir si ion peut reproduire le même schéma pour le dialecte. Pour (Algérie, je le rappelle, nous avons le kabyle, le mozabite, le chaoui et le touareg. Concrètement, on peut poser le problème dans ces termes : est-il possible de forger une langue à partir de ces dialectes, qui soit compréhensible par tout locuteur amazigh ?

Encore faut-il que les groupes amazighs aient des objectifs linguistiques (et probablement politiques) similaires. Si pour les Kabyles, il ne s’agit pas simplement d’enseigner !a langue mais également dans la langue, les choses ne sont pas aussi claires pour les autres groupes.

Reprenons donc notre démarche sur les trois plans : phonétique, lexique et morphosyntaxe.

  1. phonétique

La variation phonétique interdialectale est, comme on pouvait s’y attendre, beaucoup plus importante. Outre les variations intradialectales et parmi les correspondances les plus frappantes entre phonèmes, on peut citer

occlusives /spirantes : t l_t ; dld_ ; k/kh ; … métathèses : efk / ekf « donner » (touareg) k /ë : ikeeb I iceeb « renard » ; t ikli / ticli « marche » (Mzab) h/z/j : ihi / izi / i ji « mouche » (touareg) g/j : agellid / ajellid « roi » (Mzab) k/c : kra / cra « chose, quelque chose » (Mzab)

  1. lexique

Ici également, les divergences sont amplifiées : par exemple, le touareg a un stock de racines inconnues dans les autres dialectes, certains mots ont des significations différentes et enfin le lexique fondamental, celui de tous les jours, peut différer notablement d’un dialecte à un autre, par exemple pour le chaoui tisednan = femmes / anil = tombeau / a ss = attacher, lier / adef = entrer / b bi= couper / erg = sortir / r zeg = planter / z zegret = être long, …..

  1. morphosyntaxe

-changement de conjugaison
Mzab : af : y ufit I ufin « trouver »

Mzab : g er : griy / yegru « mettre »

-différence dans les systèmes verbaux / phrase nominale différente (en touareg) / outils grammaticaux différents ou utilisés différemment / ….

On est donc passé à des difficultés plus sérieuses sur tous les plans. On ne peut donc ici reproduire le même schéma que pour le parler, les divergences étant trop grandes pour l’intercompréhension. Nous n’avons pris en compte ici que les dialectes algériens. Si l’on englobe tous les autres dialectes, la situation devient encore plus délicate.

On peut envisager quatre types de solution, d’un coût économique très différent

  1. La première serait de forger une langue amazighe « moyenne » sur la base des dialectes existants. Les linguistes sont tout à fait capables de réaliser cet objectif. La convergence peut être assurée en essayant toujours de retenir ce qui est commun ou semblable. Les parlers ou les dialectes seraient en tout état de cause assez éloignés de cette koinè, langue amazighe commune. L’enseignement généralisé à tous les Algériens dans les écoles aboutirait après une ou deux générations à asseoir et consolider cette langue. Elle coexisterait avec les parlers, et ces derniers s’en rapprocheraient avec le temps, même s’ils ne disparaîtraient vraisemblablement pas complètement. L’inconvénient est qu’elle se coupera cependant des locuteurs amazighs et de la réalité sociolinguistique pendant une période assez longue. D’un autre côté, il est clair qu’il faudra un certain temps au linguistes pour élaborer cette langue commune, avant de l’enseigner. Ce n’est donc pas une solution pour l’immédiat. Plusieurs remarques sont ici nécessaires

a- Il faut bien comprendre que cette politique linguistique ne peut se faire que dans le cadre d’un Etat (et doit s’accompagner d’un volet juridique) et donc qu’il y aurait en l’occurrence une langue amazighe au Maroc et une langue amazighe en Algérie, sauf s’il y a une volonté politique de coopération entre les Etats, ce qui permettrait la collaboration des linguistes et chercheurs des deux pays.

b- Il faut de toute façon une volonté politique dans chaque pays, ce qui renvoie au statut de la langue, qui peut être

— soit officiel, c’est-à-dire que tamazight serait utilisée comme langue de travail de l’Etat, pour la rédaction des textes officiels, dans les relations d’Etat à Etat, etc. Nous serions donc en situation de bilinguisme arabe/tamazight avec une utilisation interne et externe pour les deux langues.

— soit national, et donc tamazight serait reconnue par l’Etat et enseignée, mais ne pourrait être utilisée dans le pays que dans les relations avec l’administration (utilisation interne uniquement).

c- Un consensus est nécessaire entre toutes les parties intéressées si l’on veut mener à bien cette solution, à moins de l’imposer purement et simplement.

  1. La deuxième solution est de choisir (ou d’imposer ?) un dialecte comme langue nationale et officielle. Le dialecte retenu serait si possible développé de telle manière qu’il se rapproche le plus possible des autres. Alors se pose la question : quel dialecte choisir sans risquer de voir une levée de boucliers de la part des locuteurs des autres dialectes. On peut apporter des arguments en faveur de tel ou tel dialecte, mais quelle que soit la méthode de choix, ils ne convaincront jamais les partisans d’un autre candidat.
  2. L’autre possibilité est que chaque région développe son propre dialecte, ce qui aboutira à autant de « langues » amazighes. On aurait donc en Algérie quatre langues régionales, reconnues légalement par l’Etat, c’est-à-dire enseignées dans chaque région en parallèle avec la langue officielle et utilisées dans la vie courante dans les administrations, les tribunaux, l’espace urbain et rural, etc. dans la région considérée.

Les conséquences sont différentes suivant que l’enseignement se fait en tamazight ou pas

–s’il se fait en tamazight et je pense que c’est (objectif – du moins en Kabylie -, cela implique normalement une autonomie linguistique et culturelle de la région. Il implique également (ouverture d’établissements publics spécifiques pour les locuteurs résidant en dehors de ces zones.

–si (enseignement ne concerne que la langue elle-même, il faut simplement prévoir dans les établissements scolaires des classes spécifiques.

  1. La dernière solution reprend la précédente mais dans une autre perspective : elle serait de développer les dialectes en les faisant converger de manière à obtenir à moyen terme une langue amazighe commune. La convergence se situerait surtout au niveau de la néologie et du vocabulaire fondamental. Le système graphique serait le même partout, ce qui est un facteur important de convergence. Cette solution est intermédiaire et permet la transition entre la région et la nation. A moyen terme, on rejoint la première solution en laissant donc le temps agir un peu plus pour la constitution de’ la langue. L’enseignement et (utilisation de la langue (ou plus exactement des dialectes ) serait donc évolutive jusqu’au moment de la convergence, où la langue serait stabilisée.

Ces solutions, comme on le voit, ne sont pas exclusives l’une de (autre : on a deux solutions extrêmes avec une autre possibilité qui permet le lien entre elles. Suivant le choix politique retenu, la vision que l’on a de (avenir (en supposant que l’on ait le choix 5, on optera pour l’une ou (autre solution).

Kamal Naït-Zerrad Enseignant à l’INALCO (Paris) 1996

Rédaction Kabyle.com
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