Juste une comptine – Tahjenjent

La comptine et la chantefable ou le bonheur d’être un enfant comme les autres… Parmi ceux qui chantent et rient à gorge déployée.

« Importune, dis et chante ! Cours, sinon tu seras dépassé(e) !(Hejjen, mejjen ! Azzel nagh ak-em jjen !)

 Le terme générique qui désigne la comptine « proprement dite » et la fable chantée, ou la chantefable (tahjenjent) est un mot mystérieux et assez difficile à prononcer pour les enfants dans son pluriel « étendu[1] » (tihjenjennatin). La racine HJN signifie « interpréter », « énumérer », mais aussi « importuner », « moquer », « agacer » et « dire et chanter » les différents stades de la comptine, d’une légende, d’un conte, d’un mythe ou d’une fable. Le lexème tahjenjent est un mot composé – même s’il n’y paraît pas, car dans la seconde moitié du terme (jn), le premier segment – qui nous donne également le mot « conte [2]» (tihja) ne se répète pas toujours entièrement (hjn), il y a provocation volontaire du phénomène linguistique appelé syncope[3] : disparition du premier phonème (h/jn) sur lequel s’appuie le verbe.

Comme l’avait écrit le chantre de la culture amazighe – Mouloud Mammeri ou Dda Lmulud At Mâammer – tahjenjent est une chantefable[4], avec les mêmes variations et la même mutabilité liées par de nombreux stratagèmes linguistiques très courants dans la culture orale kabyle. Il est bon de rappeler qu’il fut une époque – avant la colonisation française – où la langue kabyle était au sommet de sa gloire. Comme toutes les langues évoluées, elle avait plusieurs sortes de langage : politique, économique, juridique et médical. Un langage raffiné qui était l’apanage des seuls sages kabyles. Aujourd’hui encore, nous disposons d’une langue poétique riche et diversifiée qui concilie la poésie philosophique des Anciens et celle licencieuse des bergers. A l’exemple des autres femmes à travers le monde, la femme kabyle maîtrise aussi tous les arts de vivre et les arts littéraires de cette culture véhiculée par une langue millénaire. On découvre ainsi une poésie éducative, vivante et expressive, sur laquelle sont bâties notamment les comptines et les fables.

Autrefois, il existait aussi en Kabylie une poésie secrète – portée par une langue mystérieuse qui s’appelait « la langue cachée » (tahutzit) dont nous retrouvons souvent quelques traces dans les comptines. Au temps du royaume des At Abbès, la langue kabyle se parlait aussi dans les cours royales ottomane et espagnole[5]. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait tant de mystères véhiculés encore par cette langue à travers les récits de la tradition orale et notamment les chants anciens, les énigmes, les contes et les comptines.

J’ai mis près de 20 ans avant de découvrir le sens caché de certains mots utilisés dans les mythes, les odes et les contes ou dans la vie politique et sociale de la cité kabyle. Ainsi, pour pénétrer le sens du mot kabyle « laïcité » (tasnaôexsa), je n’y suis arrivé qu’avec l’aide précieuse de Fernand Bentolila et l’appui de Pierre Bourdieu[6].

A ce titre, elle diffuse et génère une pensée pérenne sans cesse renouvelée. Il suffit d’entendre une légende de la bouche d’une grand-mère ou une comptine qui fait frétiller de joie les enfants pour s’en convaincre. Ce qui est important dans la comptine, c’est qu’elle met en avant toutes les préoccupations de l’enfant. Pour ce faire, elle reprend de façon ludique et, disons-le, simplifiée et vivace, la plupart des sujets que véhicule la littérature orale kabyle[7].

Toutes ces créations pour enfants et par les enfants sont souvent tirées des récits légendaires et des fables entendus de leurs parents ou des grands-parents au coin du feu. Je repense souvent à ce que disait ma mère quand elle parlait des comptines : « Ce dont je me souviens, comme si cela datait d’hier, ce sont toutes les comptines que nous jouions enfants. Ces chantefables sont toutes gravées dans ma mémoire, comme si quelqu’un les y avait gravées avec un marteau ! »

La même conclusion s’imposait à moi. Avant d’entendre certains contes, je les avais connus et découverts d’abord sous forme de comptines. Nous retrouvons à peu de choses près les mêmes onomatopées que dans le conte et la comptine du rouge-gorge. La comptine avait donc su pénétrer partout, aussi bien dans le conte et la légende, allant jusqu’à influencer les faits sociaux de la vie quotidienne.

C’est sans doute pour cela que les enfants du monde entier jouent si joyeusement dans leur langue maternelle car ils y trouvent un réel refuge même dans les moments les plus tragiques.

Il faut les voir se tortiller avec le visage rayonnant et le regard plein de joie et de malice ! Il faut les voir répéter les mots pour être en phase avec les règles du jeu d’une comptine, à leurs yeux une véritable représentation théâtrale ! Chacun d’eux se sent alors investi d’un rôle important !

Ce rôle est essentiel pour les enfants, car ils le tiennent dans leur langue maternelle ! Le verbe « tenir » ici est fondamental, il renvoie à retenir et sentir les choses. Ce sont des mots dont ils ne comprennent pas toujours le sens, mais ils savent qu’ils font partie de leur langue, de celle que leur mère et le quotidien amazigh leur apprennent tous les jours. Ce sont des mots magiques qui les rassurent, les amusent et qui les portent au loin, sur les traces de leurs aînés.

Dans une comptine, les enfants qui ne demandent qu’à goûter au bonheur de vivre, sont tout de suite pris par la joie d’entendre des assonances et des intonations, voire des onomatopées qui réveillent tous leur sens.

Vivre heureux avec les siens, avec ceux dont les mots doux et les mots rieurs font d’eux des personnes entières, aimées, choyées et respectées !

C’est un bonheur qu’il est difficile de décrire. Je me souviens de toutes ces comptines que nous chantions et que nous jouions. Jamais je ne ressentais pareille joie dans d’autres jeux ! C’était une joie explosive dont les éclats étaient acceptés par les adultes ! La comptine tolérait des attitudes qui n’étaient pas permises en dehors. Je puis dire aujourd’hui, en jetant un regard sur mon passé d’enfant qui a connu les atrocités de la guerre, que le jeu de la comptine était l’un des rares moments où nous nous sentions en sécurité.

Selon mon père et tous les anciens Kabyles, seule la langue protège un peuple de la mort. Ils ont compris que lorsqu’une langue se meurt, son peuple disparaît avec elle. C’est en cela que les messages contenus dans nos contes et nos mythes sont si importants. Ils constituent la seule voix à travers laquelle les Imazighen peuvent encore se faire entendre, car c’est une voix qui clame leur existence dans leur langue.

L’univers des comptines est d’une richesse insoupçonnable. Il va sans dire qu’il touche aussi à l’histoire des Berbères en général et des Kabyles en particulier. Et pour paraphraser mon grand-père Mohand Achivane : « C’est pour que la vie soit plus douce aux petits. ».

Mon père disait :« C’est dans les récits et la poésie des Anciens que nous nous sommes emplis pour toujours de la beauté du monde. Le jour où vous perdrez ce trésor, vous serez vidés de cette lumière que nous ont léguée nos ancêtres. »

Car un enfant qui ne joue pas, qui ne chante pas dans sa langue, est enfermé dans un monde où le rêve et la joie de vivre lui sont interdits. Grâce au conte et à la comptine, il entre dans un monde qui fera de lui un adulte responsable et heureux de vivre. Il dispose alors d’une « sécurité psychique » qui lui permet de voir les autres enfants goûter au bonheur ; car le bonheur est comme une comptine, un poème, un conte : il est contagieux et communicatif… Et tout la joie du monde demeure en nous : un peuple vivant et chantant à jamais le bonheur de faire partie d’un peuple autochtone qui a participé à l’œuvre la plus sublime de l’humanité : le savoir, l’amour et la liberté.

Blog de Youcef Allioui

[1] Certains mots disposent de deux pluriels : « étendu » ou « court ».  Pour « comptines » (tihjenja). Autres exemples : « villages » (tuddar/tudrin) ; « nez » (tanzarin/tinzar) ; « rivières » (tighezrin/tighezratin), « femmes » (lxalat/tilawin), etc.

[2] Tihja (Tihjiwin) désigne toutes les fables, les mythes et les contes et légendes qui parlent des ogres et des ogresses.

[3] Cf. Y. Allioui, Un grain sur le toit, L’Harmattan, 2012, p. 31.

[4] Les isefra, poèmes de Si Mohand-ou-mhand, texte berbère et traduction française, F. Maspéro, 1969, p. 93

[5] Le royaume kabyle des At Abbès y avait des ambassadeurs.

[6] Cf. Les Archs, op. cit. p. 29.

[7] Voir les récits qui mettent en garde les enfants contre l’inceste.

Youcef Allioui
Youcef Allioui
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