Intensément Kabyle

Je te revois dans ce restaurant des Champs-Elysées, assis en face de moi. Déterminé à être toi. Sans fioriture. Sans enjolivement. Sans attitude empruntée. Toi, à l’état brut. Toi, à l’état pur. Là, devant mon « moi » qui se mue, se remue, se travestit, se falsifie, se fait et se défait, parfois se contrefait pour se former et se façonner. Un ‘’moi’’ accompli, trié sur mille facettes, mille silhouettes et qui, à présent n’est plus celui d’il y a dix ans. D’il y a quinze ans. Pourtant si vrai, si sincère, si honnête, fidèle à chaque instant malgré les rectifications, les transpositions, les retouches et les polissages.

Je ne me souviens plus du temps qu’il avait fait ce jour-là.

Ton tee-shirt à rayures jaunes et vertes, aux couleurs de l’équipe locale, n’a pas simple vocation à te couvrir. Il étale ta spontanéité. Ta Kabylité. Ton appartenance. Et tu sors de ton sac ton pedigree: une petite bouteille de « zit ouzemour » qui t’accompagne partout où que tu ailles. Pour arroser tes mets. Soulager tes articulations, atténuer les inflammations aiguës de ton corps. Lisser tes cheveux…

Mais… Manger la viande avec les doigts, faut pas abuser, non plus… Là, t’as déconné, mon vieux. Avoue-le.

Tu étais abattu de me voir si changée. Si devenue. Et tu me parles comme à une parfaite inconnue. De tes peurs, de tes espoirs, de tes attentes, de tes certitudes. De ton identité surtout. Tu ne veux plus être invisible. Pour cela, il faut que tu sois partout : à la télé, dans les journaux, dans les rues, sur les réseaux sociaux. Fier d’avancer, excité par le désir d’être et le besoin de te faire reconnaître qui te donne à chaque instant la ferveur pour rebondir, te déployer et trouver toujours une raison de recommencer. Intensément Kabyle, tu voudrais incarner ta culture partout et tout le temps…

Parce qu’il faut lutter sans relâche contre les négationnistes (anti-kabyles) qui veulent vouer notre peuple à l’extinction, contre ceux qui nourrissent le flou sur la réhabilitation de Tamazight, contre les multiples stratagèmes qu’ils élaborent pour nous anéantir, nous amoindrir, nous effacer. Tu voudrais réinventer le Kabyle. Le digne. Le fier. Le solidaire. Le résistant. Gonfler le torse, rassembler des forces, partager des expériences. Réveiller les endormis. Faire hurler les aphones, les mornes, les muets et les taciturnes. Partager tes convictions jusqu’à faire tomber de leurs fauteuils les bien assis.

Tu te veux mon stimulus. Je le sais. La « raison » qui me guérisse de cette France, qui me lave de mes oublis. Et tu voulais que je prenne conscience de mon désengagement. De ma démobilisation envers notre cause. Tu me méprises un peu. Ostensiblement. Tu me reproches d’être réglo. Patiente. Conciliante avec l’ennemi commun, presque lâche. L’humiliation que j’en ai ressentie, je la palpe encore aujourd’hui. Toi qui est ma force, ma résistance, mon envie d’aller loin. Tu ne sais pas que je suis fière de ton combat. De ta détermination. De ton entêtement. De ta résilience. Mais tu refuses de te décentrer de toi-même. Tu t’uses à rester figé. Sclérosé dans la fidélité au message reçu. Convaincu que la culture ne peut puiser que du passé, résolu à transmettre de façon vierge et inaltérable l’héritage de tes ancêtres. La musique, la coutume, les croyances et l’art évoluent aussi. Comme moi. Comme toi qui ne le sais pas.

Les postures, les costumes, les accessoires…Elle est où l’urgence ? L’urgence est dans la convergence des luttes. Et des revendications. L’urgence est d’orienter, d’imposer des formes à ces énergies nouvelles qui se bousculent, ces initiatives qui pataugent de peur qu’elles ne battent plus que du vent. L’urgence est d’apporter des éléments d’ouverture…Bâtir ensemble. Elargir notre culture, rajouter à nos rituels, nos célébrations, nos traditions pour nous élever haut. Offrir une existence nouvelle à nos enfants. Parce que, l’indigence culturelle est toujours mortifère.

Tu m’as chanté MATOUB. Et j’ai pleuré. De mes émotions. De ma nostalgie. De mes souvenirs. Nous avons parlé de nos colères. Nos peurs, nos cris, nos pleurs. Et des policiers. Et des gendarmes. Et des bombes lacrymogènes. Et de nos morts… Nous sommes encore debout. Et tu portes le burnous, un pan relevé sur ton épaule droite.

En sortant du restaurant, j’ai eu le sentiment de retrouver l’ami sincère, le frère de lutte et des revendications. Toi, tu étais apaisé, soulagé d’avoir eu l’ultime conviction qu’on ne guérit jamais d’être Kabyle.

Voilà, c’est fait. J’ai voulu traduire en mots ce moment magique passé en ta compagnie. J’ai noté tes rancœurs et tes rancunes. Tes douceurs et tes lacunes. Et tes excuses. Respect à ton courage et à cette immense richesse à l’intérieure de toi.

Katia Bou

Katia Bouaziz
Katia Bouaziz
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