Et l’air devient amer

Parfois, tu te demandes si tu connais bien ton pays et les hommes au pouvoir.  Car il y a de tout: des héros, des séducteurs, des menteurs, des prédateurs, des manipulateurs et des falsificateurs de l’histoire.

Ton pays tu l’aimes et tu es fan de ses héros. Tu admires ces hommes, pour qui, c’était l’Algérie avant tout. L’union d’abord. Abane a lancé un appel à l’union de tout le peuple algérien. Ben Bella a fondé le comité d’union et d’action révolutionnaire. Ferhat Abbas a publié un manifeste du peuple algérien appelant à une nation algérienne. Fan aussi d’Ait Ahmed, de Boudiaf, de Larbi Ben M’hidi et bien d’autres. Ton père te causait d’eux. Sans distinction de langue ou de région aucune. Sans discrimination. Parce qu’ils étaient tous hors norme. « Ils étaient tous fantastiques te disait-il. Ils ont refait le monde, pour toi. Ils ont des rêves, les héros. Et des idéaux. Et des ennemis communs. Et des combats à mener. Ils ne lâchent rien ! Ils ont inventé la liberté, pour toi. Ils sont morts, pour toi. Pour moi. Pour nous tous. ‘’

 Les hommages, on les leur a rendus. Puis on a chanté l’hymne à l’égalité et la fraternité. Oui, ton père te l’a raconté, le pays rêvé où un autre monde naissait avec des possibilités infinies. Et toi, tu étais fier d’appartenir à cette nation.

Mais le vent a changé l’air de la chanson. Roulement de tambour. Les cris de ralliement deviennent des cris de guerre. Quésaco? Et nos héros? Ils sont morts pour rien alors? Et l’indépendance, c’est un acte manqué? Tu te poses des questions parce que là dessus, ton père ne t’a jamais rien expliqué ! Que vaut la mort des hommes quand le pays d’après ne peut tenir debout ? Quand les villes brûlent, quand les jeunes meurent?

Tout a commencé quand la République avait invalidé la moitié du peuple. Et elle a mis plein les phares pour parer aux attaques : surveiller, réprimer, enfermer, contraindre, exclure, expatrier. Mais on a continué à rester unis. Pour la mémoire de nos héros, c’est ce qu’on t’a dit. On a continué à construire une nation sur la base d’un reniement. Et d’un renoncement imposé. Faut dire que le peuple n’avait pas trop le choix. A coups de prison, on a rongé les libertés individuelles et collectives. Puis uniformiser le parler, la culture et la pensée sous prétexte de l’intérêt général, d’une République fraternelle.

Bien collectif. Même école, même pensée, même croyance, mêmes slogans, mêmes dictons.

Puis corruption, trafic, enrichissement personnel, gabegie financière, paupérisation du peuple, reniement des minorités.

Ah bon ? C’était donc ça les valeurs de l’Algérie unie ? C’était pour ça que sont morts Abane, Bouadiaf, Ferhat Abbès et tous les autres ? Et ton père, il le savait ou pas ? OK OK, tu as tout compris. Ton père souffre encore des blessures du passé. Et ce n’est pas si simple de tout recommencer. Et puis… C’est qui l’ennemi, aujourd’hui? Le pouvoir qui tue sous prétexte d’opinion, de langue ou de désobéissance ? Ou tous ces nouveaux venus qui veulent te modeler sous prétexte de religion, de morale, et de bonnes mœurs ?

Mais enfin, après les désillusions, les répressions, les morts et les blessés il  fera quoi, le pouvoir, quand il aura buté le dernier Kabyle, le dernier Chaoui, le dernier mozabite, le dernier chrétien, le dernier athée, le dernier insoumis ? ça, ton père ne le sait pas, pour de vrai.

Katia Bouaziz
Katia Bouaziz
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