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Une Kabylie autonome dans une Algérie démocratique
Quelques mises au point et propositions
[Ces prises de positions n’engagent pour l’instant que leur auteur : elles ont néanmoins fait l’objet de nombreuses discussions avec des intellectuels kabyles acquis à l’idée d’autonomie de la région, que je tiens à remercier ici pour disponibilité et leur attention. On souhaite qu’elles puissent servir de base de réflexion et de débat dans la perspective d’un Manifeste pour l’Autonomie de la Kabylie.]Préambule : briser un tabou et sortir des chemins sans issues
Il est temps pour la Kabylie de prendre son destin en main. Depuis près d’un siècle, les Kabyles, dans le contexte de la domination coloniale, ont renoncé à leur autonomie d’action pour s’intégrer dans les enjeux politiques nationaux algériens ; ils ont contribué de manière décisive au combat national algérien, qu’ils ont, pour une très large part, conçu, structuré et porté et l’on sait à quel prix !
Pendant la période de lutte nationaliste, ils ont accepté de taire leurs intérêts spécifiques et se sont mobilisés au profit de l’objectif global qu’était l’indépendance de l’Algérie. En 1948/49, lors de la fameuse « crise berbériste », l’essentiel de l’élite politique kabyle a refusé de choisir le camp berbère et a privilégié l’unité autour du combat pour l’indépendance, laissant ainsi la voie libre à l’arabo-islamisme.
Dès 1962, les Kabyles et la Kabylie ont constitué l’essentiel de l’opposition démocratique au régime autoritaire qui s’est mis en place à Alger. L’insurrection armée du FFS en 1963, initiée au nom du combat pour la démocratie, s’est, presque immédiatement, retrouvée limitée à la seule Kabylie et dénoncée par le pouvoir d’alors comme tentative sécessionniste.
Après le « Printemps berbère » de 1980, les défenseurs de la langue et de la culture berbères de Kabylie se sont toujours efforcés d’inscrire leur revendication et leur action dans le cadre d’une démarche démocratique de portée nationale : « Tamazight et liberté d’expression », « Tamazight et démocratie » . Même sur le strict plan de la langue, le mot d’ordre « Berbère, langue nationale et officielle » repris par tous les courants du Mouvement culturel berbère, place d’emblée la langue et la culture berbères comme un élément du patrimoine commun, indivis, de la Nation , oubliant ainsi que le berbère n’existe comme langue vivante qu’en tant qu’il est porté par les berbérophones.
Depuis 1989, après l’adoption de la constitution qui a mis fin au règne du parti unique, les deux partis politiques à ancrage sociologique kabyle – le FFS et le RCD – s’inscrivent expressément dans une perspective nationale et la revendication linguistique et culturelle berbère n’est pour eux qu’un aspect particulier d’un positionnement plus global. La dernière-née de ces organisations, le RCD, s’est toujours affirmée comme formation « démocrate et républicaine » et non comme « parti berbère ». Le FFS et son fondateur quant à eux n’ont, jusqu’à présent, jamais voulu « s’enfermer dans le ghetto kabyle » et s’engager dans une stratégie proprement berbère.
Après plus de cinquante ans de cette ligne « algérianiste », le résultat est catastrophique, totalement négatif, pour la Kabylie, pour les Kabyles, pour la langue et la culture berbères. Niée dans son identité, marginalisée et abandonnée à elle-même au plan économique et social, régulièrement réprimée, la Kabylie est maintenant ouvertement et directement soumise aux exactions des forces de sécurités de l’Etat national…
La stratégie « algérianiste » des élites politiques kabyles se révèle être une illusion dangereuse qui n’a apporté et n’apportera ni la démocratie à l’Algérie, ni la liberté et la sécurité à la Kabylie. Parce quelle repose sur une appréhension fausse des réalités historiques, sociales et politiques : un groupe minoritaire, linguistiquement spécifié, ne peut prétendre à la fois servir d’avant-garde à la Nation et en même temps préserver efficacement les intérêts propres de sa région. Mais aussi parce quelle est fondée sur une conception simpliste et abstraite, profondément irréaliste, de la démocratie.
La contribution spécifique des berbérophones à l’enracinement de la démocratie au Maghreb ne peut être que leur combat pour la reconnaissance de leur identité, pour la protection de ses bases objectives – leur langue et leur culture ; pour l’inscription concrète dans le réel social des conditions de leur existence et de leur pérennité. De même qu’en Espagne, les Basques et les Catalans n’ont pu jouer un rôle décisif dans le combat démocratique que parce qu’ils se sont constitués en forces politiques autonomes, solidement enracinées dans leurs terroirs respectifs.
Il est donc temps de sortir de cette logique suicidaire qui pousse les Kabyles à porter d’abord le combat de tous, voire le combat des autres, et à oublier leurs intérêts propres. Les Kabyles n’ont pas vocation à « apporter la démocratie aux Algériens », mais ils peuvent, par leur combat spécifique, contribuer à l’instauration de la démocratie en Algérie.
Nous prônons l’autonomie de la Kabylie d’abord pour assurer le droit à l’existence d’une identité collective ; c’est ainsi que l’on pourra renforcer le camp de la liberté et de la démocratie.
Revendiquer une large autonomie pour la Kabylie n’est pas non plus renoncer au combat berbère dans sa globalité ; la reconnaissance de la dimension historique et civilisationnel berbère de l’ensemble de l’Afrique du Nord, la reconnaissance des droits culturels de tous les berbérophones constituent effectivement un combat et un objectif légitimes, combat qui concerne tous les berbérophones et même tous les Maghrébins épris de justice et soucieux de récupérer leur identité vraie, dans ses composantes diverses.
Mais l’urgence, l’objectif décisif parce qu’il est le seul qui puisse assurer la survie des Berbères en tant que tels, ne peut être que la constitution des territoires berbérophones en entités régionales autonomes, renouant avec leur mémoire propre et maîtrisant leur destin aux plans linguistique et culturel, économique et social. Une identité collective à base linguistique ne peut exister et se maintenir sans une assise communautaire et territoriale spécifiée et fonctionnelle. Vouloir assurer la survie de la langue berbère implique d’abord d’assurer la survie des berbérophones dans les régions berbérophones car la réalité actuelle de la berbérophonie est dans l’existence des régions berbérophones, chacune dans ses limites territoriales, chacune avec son histoire et sa mémoire propres, avec son insertion géopolitique particulière. Les faits sont têtus : la Kabylie n’est pas le Mzab ; le Mzab n’est pas le monde touareg, qui, lui-même, diffère profondément des Aurès ou du RifÂ… Au plan des perspectives concrètes, le combat pour la survie des identités berbères est avant tout un combat pour la survie des diverses régions berbérophones, chacune devant mener sa lutte sous des formes et dans un contexte particuliers, même s’il y a évidemment convergence sur l’objectif ultime : la réalisation du droit des berbérophones à exister en tant que tels.
Sans du tout renoncer à leur solidarité traditionnelle avec les autres berbérophones, les Kabyles doivent donc, pour mener un combat conséquent, défendre en priorité les droits de la Kabylie.
1. Pourquoi l’autonomie ?
La faillite de l’Etat central
L’Etat central algérien a totalement failli dans toutes les missions et prérogatives qu’il s’est attribuées depuis l’indépendance. Centralisation extrême, autoritarisme, bureaucratie, incompétence, népotisme généralisé, détournement structurel de l’appareil à des fins d’intérêts personnels ou de groupes, ont fait de l’Etat un monstre étranger, hostile à sa société.
Faillite généralisée de l’Etat central qui bafoue les droits les plus élémentaires de la population et qui, depuis longtemps, n’assure plus aucune de ses responsabilités fondamentales : droit à la vie et à la sécurité d’abord, droit à une justice équitable, droit à la santé et à un niveau de vie décent, droit à l’éducation et à la culture, droit au travailÂ… Ce qui amène immanquablement à poser la question : à quoi sert l’Etat algérien ? Et la réponse est assez clairement donnée par les manifestants de Kabylie : – strictement à rien, à rien de positif en tout cas. Ce constat vaut pour l’ensemble de l’Algérie ; il est devenu si flagrant que même l’épouvantail islamiste ne suffit plus à masquer cette réalité.
Pour sa part, la Kabylie est en plus soumise, depuis l’indépendance du pays, au déni structurel de son identité, de sa langue, de sa culture. Comment les Kabyles – en dehors des auxiliaires du pouvoir central – pourraient-ils se reconnaître dans un Etat dont la Constitution affirme que la seule langue nationale et officielle est l’arabe ? Un Etat qui leur offre comme seule perspective la mort lente en tant que berbérophones, l’assimilation par arabisation avec, au mieux, après vingt années de lutte ouverte, une reconnaissance muséographique et folklorique. Et se référer à « Nos ancêtres les Berbères », alors qu’est promulguée une loi ultra répressive de généralisation de la langue arabe, ne constitue pas une reconnaissance, mais un enterrement en douceur.
Refonder l’Etat et achever la décolonisation
En fait, avec constance, les régimes politiques algériens, depuis l’indépendance, relaient le discours et les pratiques de l’Etat colonial français : centralisation extrême, autoritarisme, extériorité à la sociétéÂ… renforcés par un total mépris du peuple, jugé immature ; et une culture, profondément ancrée, de la force et de la violence comme instruments de gestion politique. Les détenteurs du pouvoir se sont confortablement coulés dans les structures de l’administration coloniale : les préfets sont devenus des walis, les départements des wilayas, la gendarmerie le Darak-el-watani etc. Mais le changement de dénomination n’a induit aucun changement de nature et les relations entre administration et administrés sont restées les mêmes. Elles ont même sans doute empiré car, à l’illégitimité foncière du pouvoir, se sont rajoutés, depuis l’indépendance, l’absence de toute tradition du service de l’Etat, l’absence de toute forme de recours, l’unanimisme et l’appropriation des richesses nationales au profit des individus et des groupes qui contrôlent un appareil d’Etat devenu l’instrument de prélèvement d’une oligarchie qui n’a de comptes à rendre à personne.
Contrairement aux apparences et aux discours des thuriféraires de « l’Algérie révolutionnaire » et des « Amis de l’Algérie », l’état d’exception, l’état de dépossession, ne date pas de 1988 ou de 1992 : il est structurel et remonte aux origines même de l’Algérie indépendante.
Mais au-delà des responsabilités directes de l’oligarchie politico-militaire qui gouverne l’Algérie depuis 1962, il faut souligner le fait que toute la culture politique algérienne est bornée par l’horizon nationaliste et sa conception uniciste et centralisée de l’Etat et de la Nation. Dans tous les courants politiques – ceux de l’opposition comme ceux qui participent au pouvoir –, l’aliénation à l’idéologie de l’Etat central est si profonde qu’ils ne peuvent concevoir un autre modèle de l’Etat que celui de la « République une et indivisible » et une Nation formée d’un seul Peuple, avec sa langue et sa culture et son histoire communes. Comme si d’autres configurations n’existaient pas, comme si l’unité nationale impliquait nécessairement uniformité linguistique, culturelle et administrative.
En fait, chez tous, le poids du modèle français de l’Etat-Nation est d’autant plus écrasant qu’il a été puissamment renforcé, depuis les débuts du nationalisme algérien, par les références arabiste (la « Nation arabe ») et islamiste (la Umma), qui, elles aussi, sont violemment hostiles à la diversité interne et développent un discours unanimiste. Toutes ces déterminations lourdes empêchent les acteurs politiques de voir les multiples expériences du monde, les nombreux Etats plurilingues, pluri-communautaires, les systèmes fédéralistes, les innombrables cas d’autonomies régionales, dans lesquels les diverses composantes ne s’étripent pas nécessairement tous les matins et peuvent même vivre en harmonie.
A cet égard, le cas des partis politiques « kabyles » est particulièrement révélateur, presque caricatural : en refusant obstinément de se poser comme forces représentatives de la région et en s’affirmant, contre toute évidence, « partis nationaux », ils ont fini par perdre une grande partie de leur crédit auprès de leur base sociale réelle qui ne se reconnaît plus en eux . Le RCD paie en plus une stratégie de collaboration avec un pouvoir honni. En fait, les partis kabyles, chacun avec une approche spécifique, ont – qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils l’aient voulu ou non – accepté de jouer le rôle qui leur a été assigné par le pouvoir : empêcher, au nom d’une unité nationale conçue sur un modèle jacobin de la plus pure tradition française, l’émergence d’une véritable force politique kabyle, capable de peser dans l’échiquier national. Les élites politiques kabyles sont tétanisées par l’idée de s’assumer en tant que ce qu’elles devraient être, c’est-à-dire les représentants des intérêts spécifiques de leur région.
On pouvait croire que le « printemps berbère » et les luttes populaires pour tamazight des années 80 auraient amené les forces politiques kabyles à se repositionner ; il n’en a rien été : dès que ces partis « kabyles » sont devenus légaux (1989), ils ont cédé à leur tropisme et, malgré les camouflets et démentis maintes fois apportés par les tests électoraux, ils persévèrent à ce prétendre « partis nationaux ».
Quant au Mouvement culturel berbère, qui jouissait pourtant d’une quasi-hégémonie sur la région avant 1989, il s’est épuisé en divisions et luttes fratricides induites par l’alignement sur les positions des deux partis kabyles dont il a épousé les querelles et les concurrences, les modes de fonctionnement et, surtout, la conception de la relation entre la société et l’Etat. Pour les organisations kabyles, l’échec semble consommé. Ou bien elles se redéfinissent rapidement en adéquation avec leur base sociologique, ou bien elles seront condamnées à disparaître dans l’insignifiance.
La rupture avec la conception centralisée de l’Etat et de la Nation homogène est une nécessité historique et politique absolue : car cette conception est l’un des moteurs de la dépossession de la société ; elle fonde la confusion Etat-Nation-Peuple qui permet à une oligarchie de s’approprier la légitimité et de dicter l’identité, la culture, la langue et d’exercer, sans partage et sans contrôle, son arbitraire, sur le Peuple au nom du Peuple. Cette rupture est la condition sine qua non à tout dépassement des contradictions multiples que connaît l’Algérie et au retour à un véritable exercice de la légitimité populaire.
2. Sur la notion d’autonomie
Défendre l’autonomie de la Kabylie n’est pas appeler à la haine entre Algériens, c’est simplement tirer les conséquences de l’échec absolu de l’Etat centralisé et autoritaire. C’est proposer une voie nouvelle, pacifique, pour essayer de résoudre des contradictions que les régimes successifs depuis 1962 ont été incapables de traiter autrement que par la répression, la manipulation et l’anathème.
Nous parlons bien d’autonomie car, chacun sait que les liens historiques, sociaux et humains entre la Kabylie et le reste de l’Algérie sont denses et profonds : personne ne songe à nier cette réalité et à prôner la sécession et l’indépendance. La majorité des Kabyles vit désormais en dehors de la Kabylie et il ne peut être question de couper la région de l’ensemble auquel elle appartient.
Il convient ici de réfuter précisément un argument lancinant, émanant des milieux « démocrates « , selon lequel la question berbère ne serait qu’un problème de démocratie et trouverait naturellement sa solution dans le cadre d’une alternative démocratique nationale – et qu’il n’y a donc pas lieu de l’isoler du reste du combat démocratique. Les Kabyles devraient en conséquence se mobiliser uniquement pour la démocratie en Algérie.
Il s’agit là d’une naïveté sidérante ou d’une manipulation politique grossière.
La démocratie n’est pas une entité pré-construite, une panacée universelle, qui, automatiquement résoudrait les contradictions que connaît une société et qui, mécaniquement, imposerait sa loi à partir d’en haut et règlerait, comme par magie, les problèmes et contradictions d’une société. C’est seulement un dispositif de fonctionnement de la société, permettant la résolution pacifique des contradictions, qui existent et préexistent et doivent être expressément formulées, portées et organisées.
Pour ne prendre que des exemples proches, souvenons-nous que la France démocratique de la IIIe république a mis en place et maintenu le système colonial en Algérie ; que la France démocratique, « patrie des droits de l’homme », a mené une politique séculaire d’éradication de ses langues régionales et leur refuse toujours toute forme de reconnaissance juridique …
En fait, ces critiques « démocrates » relèvent généralement d’une culture politique centraliste et/ou stalinienne qui n’imagine pas que la société puisse primer sur l’Etat ; des milieux convaincus qu’eux au pouvoir, la démocratie et le bonheur s’imposeront tout naturellement. On sait les dérives auxquelles, partout, ces approches ont mené ; fondamentalement, ces positions sont très proches parentes de celles du FLN d’hier et d’aujourd’hui : « l’indépendance d’abord, le reste suivra » ; « assurer d’abord le développement du pays, le reste viendra après » ; maintenant, on voudrait nous faire avaler : « la démocratie d’abord, la question linguistique, la question de l’identité après »…
Tout n’est pas dans tout et tous les combats pour le droit – pour les droits des minorités, des femmes, des travailleurs sont légitimes et doivent pouvoir s’exprimer et recevoir leur réponse ici et maintenant. Les vrais bâtisseurs de la démocratie sont ceux qui formulent et explicitent les contradictions, et non ceux qui les nient, les minimisent ou les mettent sous le boisseau et leur proposant d’attendre « les lendemains qui chantent ».
Sur un terrain voisin, la question de l’articulation entre autonomie de la Kabylie et système politique global ne doit être ni éludée, ni utilisée comme argument pour bloquer la réflexion et le débat sur l’avenir de la Kabylie elle-même.
Il n’appartient pas aux Kabyles seuls de définir, ni même de proposer un système politique global pour l’Algérie ; c’est leur réflexion, leur lutte pour l’autonomie de leur région qui contribuera à construire une configuration nouvelle de l’Algérie, en faisant prendre conscience au reste de l’Algérie que d’autres formes d’organisation et de gestion peuvent se concevoir, pour l’ensemble du pays. Bien que cela puisse être solution envisageable, il ne paraît pas réaliste de proposer, en l’état du débat, un système fédéraliste généralisé pour l’Algérie : aucune autre région n’a manifesté avec autant de force et de constance sa spécificité, aucune autre région ne connaît une mobilisation aussi durable et aussi large pour son droit à l’existence. Et, au niveau objectif, aucune autre région ne semble réunir autant de paramètres historiques, sociologiques, politiques, culturels fondant une identité collective forte. Il n’est pas donc pas certain que la solution d’autonomie préconisée pour la Kabylie puisse être mécaniquement étendue à l’ensemble du territoire ; mais il paraît évident, même si les formes ne sont pas nécessairement les mêmes partout, que toute l’Algérie gagnera à une très large décentralisation, à un renforcement de la légitimité du local.
Un statut particulier d’autonomie régionale pour la Kabylie sera un élément clé d’une constitution algérienne véritablement démocratique, qui, globalement, devra repenser et refonder l’articulation entre le national et le local/régional.
3. Les contours d’une autonomie de la Kabylie
L’assise territoriale
Le charcutage territoriale de la Kabyle est une vieille tradition et, en la matière, l’Algérie indépendante n’a fait que reprendre, en l’accentuant, la pratique de la France coloniale.
La France qui avait, à l’évidence, la possibilité de créer en Kabylie, dès le XIXe siècle, une entité administrative et territoriale linguistiquement homogène ne l’a pas fait ni même envisagé. Au contraire, on a préféré couper artificiellement la Kabylie en deux – Grande Kabylie, rattachée à Alger et Petite Kabylie intégrée dans le département de Constantine – et écarteler ainsi une région dont l’insurrection de 1871 avait bien montré l’unité politique, humaine et culturelle.
L’Algérie indépendante, quant à elle, découpe et redécoupe avec constance les zones berbérophones, particulièrement la Kabylie, actuellement fragmentée entre six wilayas artificielles. L’objectif restant toujours le même : empêcher l’émergence ou la consolidation d’entités géo-culturelles berbères et diluer la berbérophonie dans des unités territoriales non homogènes.
Il s’agira donc de réunir un ensemble géographique et humain uni par la langue, la culture, des réseaux de solidarités et une mémoire commune – la Kabylie : tamurt n Leqbayel –, que toutes les manipulations administratives n’ont pas réussi à briser et à diluer et qui vit quotidiennement dans la conscience de ses habitants et dans sa culture.
Une région autonome kabyle devra regrouper l’ensemble des communes berbérophones (= à majorité berbérophone) des actuelles wilayas de Bejaia, Tizi-Ouzou, Bouira, Bordj-Bou-Areridj, Sétif et Boumerdès, en gros le territoire de l’ancienne wilaya III de la guerre de libération.
Dans les zones limitrophes bilingues, les populations locales devront pouvoir déterminer librement leur rattachement, par voie de référendums locaux ; un redécoupage du territoire des actuelles communes pourra également être envisagé lorsque la répartition des langues à l’intérieur d’une commune est clairement géographique.
Les prérogatives de la région
Si l’Etat ne sert à rien, il faut s’en passer pour tout ce qui peut efficacement être assumé au niveau régional. Sachant la vieille tradition d’organisation et de solidarité communautaires kabyles – dont les événements récents viennent de montrer la vivacité –, le champ de ce qui doit relever d’une décision régionale ou locale est extrêmement large : la totalité du secteur de l’éducation et de la culture, l’essentiel des fonctions socio-économiques, et même la sécurité quotidienne.
Ne devraient relever des prérogatives exclusives de l’Etat que les questions de sécurité extérieure, les affaires étrangères et relations diplomatiques et la politique monétaire.
Des prérogatives exclusives pour la région :
Au plan de la culture, de la langue et de l’éducation, la région doit bénéficier d’une autonomie totale. Parce que le droit à la langue et à la culture sont des droits imprescriptibles, reconnus par de nombreux instruments juridiques internationaux, parce que la politique d’arabisation est un crime en ce qu’elle tend à détruire une langue, une culture, une mémoire collective. Elle est aussi une entreprise de destruction méthodique des élites kabyles par intégration à l’idéologie et à la culture arabo-islamiques.
La langue berbère doit être reconnue comme langue propre de la Kabylie car cette reconnaissance régionale est la seule susceptible d’assurer la pérennité de la langue sur la longue durée, mais elle ne signifie pas qu’il faille renoncer à l’objectif national : tamazight doit aussi être reconnue, dans la Constitution algérienne, comme l’une des langues nationales et officielles de l’Algérie, avec le droit pour tout citoyen d’utiliser la langue berbère, dans toutes les circonstances de la vie publique, de recevoir une éducation dans cette langue, y compris hors des régions berbérophones.
Au plan économique et social, le fiasco est tel que l’on perçoit mal ce que les Kabyles pourraient attendre de l’action d’un Etat central qui a été incapable en quarante ans d’assurer un minimum de développement économique à la région. Et chacun sait que la Kabylie survit uniquement par l’apport de son émigration interne et externe, par l’investissement privé local, et non par la générosité de l’Etat central ; et que, globalement, la région contribue plus au budget de l’Etat qu’elle ne reçoit de lui. Quant à la manne des hydrocarbures, les bons esprits effarouchés par le mot autonomie pourraient s’écrier : « Mais la Kabylie n’en aurait plus sa part ! ». – Croient-ils vraiment un instant que la région en ait bénéficié au cours des dernières décennies ? Et puis, dans un système démocratique, qu’est-ce qui interdirait à la région, même autonome, de recevoir sa part de ces richesses nationales, au prorata de sa population ?
Pour pouvoir mener sa politique économique et sociale, la Région aura sa fiscalité propre ; la fiscalité nationale, dont la perception sera assurée par la Région, fera l’objet d’accords de répartition Etat/Région, selon le principe d’un retour équitable à la Région, en fonction de sa population.
Pour ce qui est de la sécurité et de la justice, pourquoi s’en remettre à l’Etat central lorsque la jeunesse kabyle tombe sous les balles de ceux qui sont censés protéger la population, quand les gendarmes et les services de sécurité se comportent et sont perçus comme des troupes d’occupation, quand l’appareil judiciaire algérien a perdu, depuis longtemps, toute indépendance ? En la matière, tout est à reconstruire, sur des bases plus proches des citoyens et sous leur strict contrôle. Tout ce qui relève de la sécurité et de la justice quotidiennes doit relever de la Région.
Des prérogatives partagées :
Une articulation entre l’Etat et la Région sera mise en place pour tous les domaines d’intérêt national où l’action de l’Etat peut impliquer la Région : grands travaux, aménagement du territoire, fiscalité nationale… Dans toutes ces matières, la Région sera l’interlocuteur obligatoire de l’Etat et aucune décision de celui-ci pouvant impliquer la Région ne pourra être mise en ouvre sur le territoire de la Région sans l’aval des institutions régionales, notamment de l’assemblée régionale (voir ci-dessous). En conséquence, en dehors des questions de sécurité extérieure, des conventions et traités internationaux, de la politique monétaire, l’assemblée régionale pourra, en toutes matières, adapter les lois nationales.
Les institutions régionales
Il n’est évidemment pas question de proposer ici un projet finalisé de constitution régionale, tâche qui exigera une réflexion et des débats approfondis et l’aide de juristes spécialistes du droit constitutionnel et public. Mais, à partir de l’observation d’expériences similaires, en particulier celle des statuts d’autonomies de la Catalogne et du Pays Basque en Espagne – situations qui paraissent assez proches de celle de la Kabylie –, il est possible de proposer quelques grandes lignes et principes généraux qui pourraient servir de base de travail à un projet plus fin.
Dans tous les domaines, l’action de la Région et de ses institutions sera guidée par les principes suivants :
- L’exercice le plus permanent et le plus direct de la légitimité et du contrôle populaires,
- La fidélité à la mémoire et à la culture du peuple kabyle.
La Région sera dotée d’une assemblée régionale, élue au suffrage universel, par scrutin direct, libre et secret, de type proportionnel ; sa composition numérique devant respecter les équilibres démographiques de la région.
L’assemblée régionale vote les lois dans toutes les matières relevant de la compétence exclusive de la Région et se prononce sur les accords Etat-Région dans les matières relevant des prérogatives partagées. Elle peut également adapter les lois nationales dans toutes les matières qui ne relèvent pas des prérogatives exclusives de l’Etat. Elle contrôle l’action de l’exécutif régional.
La Région disposera d’un exécutif régional et d’un président de région qui dirige l’exécutif régional et représente la Région. Cet exécutif régional est responsable devant l’assemblée régionale. L’exécutif régional et le président de Région pourront être, soit élus au suffrage direct, soit désignés en son sein par l’assemblée régionale. L’exécutif régional met en Å“uvre la politique et les lois adoptées par l’assemblée régionale.
L’exécutif régional sera le relais obligatoire et l’interlocuteur de l’Etat pour la mise en Å“uvre des décisions de l’Etat, dans les matières relevant des prérogatives exclusives ou partagées de ce dernier, sur le territoire de la Région.
L’organisation territoriale et administrative de la Région sera établie par l’assemblée régionale et non par l’Etat. Les entités territoriales et administratives constitutives de région (communes et niveaux supérieurs) seront définies de manière à respecter les réalités démographiques, historiques et géographique et correspondre, chaque fois que possible, aux entités fonctionnelles traditionnelles : villages, tribus, confédérations de tribus.
Bien entendu, l’existence d’institutions assurant l’exercice de l’autonomie régionale, n’est pas exclusive d’une représentation de la Kabylie au parlement national. Cette représentation se fera proportionnellement au poids démographique de la région dans la population nationale globale. Les candidats à la députation nationale au titre de la circonscription électorale que constituera la Kabylie devront obligatoirement avoir leur résidence sur le territoire de la Région.
Salem CHAKER
Prôner l’autonomie de la Kabylie, c’est construire l’avenir de la région sur la réappropriation la plus large de sa mémoire, de sa culture et de son autonomie d’action dans tout ce qui relève de son espace immédiat .
Construire l’autonomie de la Kabylie sera aussi consolider l’Algérie, plurielle et démocratique.
Paris, le 1er juillet 2001