Retranscription intégrale de la conférence de Ferhat Mehenni sur la « Crise berbériste de 1949 »

À l’occasion du 75ᵉ anniversaire de la « Crise berbériste », Ferhat Mehenni a tenu, le dimanche 10 novembre, une conférence-débat à Londres. Organisée par la Coordination du MAK Royaume-Uni, cette rencontre a rassemblé militants et militantes engagés pour la cause kabyle. Le thème central de l’événement portait sur « La crise berbériste de 1949 au cœur des enjeux historiques », une thématique riche de significations et profondément ancrée dans l’histoire des luttes identitaires en Kabylie.

Ferhat Mehenni, président du Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie (MAK) et du Gouvernement kabyle en exil (Anavad), a structuré son intervention en 10 points clés, détaillant les origines, les dynamiques, et les répercussions de la crise berbériste.

THESES SUR LA CRISE DU NATIONALISME ALGERIEN DE 1949

Nous commémorons le 75e anniversaire de ce que d’aucuns appellent la crise « berbériste » de 1949 et d’autres, la crise « antiberbère ». Pour la compréhension de l’événement, revenons sur les faits.

La Kabylie qui n’a jamais accepté son annexion à l’Algérie française, depuis 1857, a toujours cherché à recouvrer sa souveraineté. Sa défaite militaire, suite à sa révolte de 1871, était si traumatisante que, 55 ans plus tard, c’est-à-dire en 1926, ses élites étaient persuadées qu’une entreprise de libération de la Kabylie était au-dessus des moyens des seuls Kabyles. C’est pour cette raison qu’ils tentèrent d’offrir à l’ensemble de l’Afrique du Nord, un cadre de rassemblement libérateur, à travers l’Etoile Nord-Africaine (ENA). Même si leur isolement faisait de leur générosité une lubie, leur manque de réalisme les avait poussés à trouver à leur organisation un président non-kabyle. : Messali Hadj, un homme originaire de Tlemcen. La soif d’indépendance des Kabyles était telle qu’ils durent renoncer à leur propre leadership. Qu’importe le chef, pensaient-ils à tort, l’essentiel était de parvenir à la fin du colonialisme français. Toutefois, ni les Marocains, ni les Tunisiens n’adhérèrent à leur initiative. En dehors de quelques non-Kabyles, les rangs algériens demeuraient désespérément kabyles dans leur écrasante majorité.

Enfin, malgré l’adoration dont ils l’entouraient, Messali se méfiait d’eux et s’était construit un mur de protection avec un Comité central dans lequel il les avait mis en minorité. Ensuite, L’étoile Nord-Africaine, devenue plus tard Parti du Peuple Algérien (PPA), puis Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD) connut la crise de 1949 qui allait lui être fatale.

Sommairement, que s’était-il passé ? En quoi consistait cette fameuse crise ? La crise s’était cristallisée autour de la définition de l’identité de la future Algérie postfrançaise. « Arabo-musulmane » pour Messali et son Comité Central, « algérienne » pour les élites Kabyles. Entrons un peu plus dans les détails.

En 1948, à l’insu des responsables kabyles, Messali adressa un Mémorandum au Secrétaire Général de l’ONU dans lequel il revendiquait une Algérie arabo-musulmane. Se sentant trahis, les Kabyles qui jusque-là, lui faisaient confiance pour le respect de leur identité, ripostèrent en faisant adopter par la Fédération du MTLD basée à Paris, une résolution réclamant une Algérie algérienne. Cela avait suffi pour que le Comité Central se sente désavoué et accusa les Kabyles de cacher du berbérisme derrière leur algérianisme, derrière le slogan d’Algérie « algérienne ». Le MTLD en fut enterré.

Au-delà de rendre hommages aux victimes kabyles d’alors, avec nos 75 années de recul sur les faits, nous pouvons nous permettre d’en tirer quelques conclusions sous forme de thèses.

– Thèse 1 : La crise « berbériste » de 1949, était une rupture de confiance entre la base militante kabyle et sa direction non-kabyle, d’aucuns diront antikabyle.

On a beau essayer de distinguer les protagonistes de la crise entre « centralistes », « berbéristes » ou berbéro-matérialistes, l’important pour nous, aujourd’hui, est de poser la question des valeurs à la base du nationalisme algérien. Sur quelles idées était-il fondé ? Au vu des textes en présence on peut globalement affirmer que ce nationalisme était raciste, côté Centraliste et humaniste et universaliste côté kabyle. Pour les berbéristes de l’époque, une Algérie algérienne supposait un pays ouvert aux valeurs universelles, un pays où tous les citoyens, quelles qu’en soient les origines, les religions et les croyances, allaient bénéficier des mêmes droits et être tenus aux mêmes devoirs. En revanche, chez les messalistes, l’Algérie devait être exclusivement arabo-musulmane ou ne devrait jamais être libérée, voire ne pas du tout exister.

Pour corroborer mon propos, je rappelle une anecdote rapportée par Hocine Ait Ahmed, dans « Mémoires d’un combattant ». Il se rappelait qu’en recevant, durant cette crise, un émissaire du Comité central dépêché pour lui demander de continuer à siéger au sein des instances du Mouvement, il lui avait répondu : « L’important n’est pas que j’y siège ou non. Je crois qu’il y a une grande différence entre vous et nous. Nous en Kabylie ; nous préférons une Algérie arabe à une Algérie française, mais de votre côté, j’ai l’impression que vous préféreriez une Algérie française à une Algérie berbère ».

– Thèse 2 : Le fait que le Comité central ait choisi de saborder l’indépendance de l’Algérie plutôt que d’accepter une Algérie indépendante faisant place à une identité kabyle attestait déjà de l’impossibilité d’une coexistence apaisée avec un peuple kabyle reconnu et jouissant de son droit de regard sur la gestion politique du pays.

Les Kabyles croyaient naïvement en la fraternité entre Algériens. Ils ne savaient pas qu’en politique il n’y a pas de sentiment, et qu’il fallait qu’ils aient pour devoir de défendre leurs intérêts de pied-ferme en tous moments et envers qui que ce soit.

– Thèse 3 : Le nationalisme, en général,est le propre d’une seule nation, d’un seul peuple qui aspire à vivre libre, loin de toute domination étrangère. Deux ou plusieurs nations ne peuvent fusionner dans une nouvelle nation que sur le socle de l’une d’entre elles, et sur les ruines de toutes les autres. (Yougoslavie, Afghanistan, Mali, Côte d’Ivoire, Algérie, Turquie, Chine, Inde…)

– Thèse 4 : Le fait que la définition de l’identité de la future Algérie ne fut donnée par les Kabyles qu’en 1949, montre que c’était à ce moment-là seulement qu’ils venaient de réaliser à leurs dépens qu’aux yeux des nationalistes algériens, non kabyles, ils n’étaient qu’une minorité parmi d’autres et qu’ils devaient désormais s’écraser devant la majorité.

En apprenant que le Comité central leur avait fait un enfant dans le dos, à travers le Mémorandum adressé à l’ONU et dans lequel tout soupçon d’idée kabyle était évacué, ils prirent conscience de leur exclusion de la future Algérie. Ils eurent le sentiment qu’on venait de leur voler le combat qu’ils avaient initié et qu’ils portaient à bout de bras depuis près d’un quart de siècle. Ils découvrirent à ce moment-là qu’ils n’étaient qu’une communauté parmi d’autres, une minorité en somme, assimilable à celles des Européens, des Africains des Juifs et de tant d’autres encore !… Ils devenaient soudainement des étrangers à la future Algérie au même titre que les Européens dont ils combattaient le colonialisme et ses discriminations raciales.

– Thèse 5 : Le fait que plusieurs peuples fassent la guerre ensemble contre un même ennemi ne fait pas d’eux, forcément ou automatiquement, une seule et même nation. Une alliance en politique n’est pas une union de ses membres, encore moins une fusion

Toute alliance est un contrat, tacite ou explicite sur la base d’un objectif commun. Elle est conjoncturelle, quelle qu’en puisse être la durée. Elle est appelée à un moment ou un autre à prendre fin. L’Histoire regorge de cas d’école de ce genre. Par exemple, contre l’expansionnisme de l’Allemagne nazie, plusieurs nations s’étaient liguées entre 1939 et 1945. Une fois l’ennemi vaincu, les Alliés s’étaient aussitôt divisés en deux blocs ennemis. Le Bloc de l’Est et celui de l’Ouest. Le fait d’avoir fait ensemble la même guerre contre un ennemi commun ne les a pas empêchées de se considérer à leur tour comme de nouveaux ennemis, une fois leur objectif atteint. Et dans les deux Blocs, il y a celui dans lequel chaque nation a retrouvé sa liberté, notamment côté occidental, et celui dans lequel les peuples se sont retrouvés colonisés par le plus fort d’entre eux, la Russie soviétique. Pour nous rapprocher de notre cas, disons que la Kabylie qui avait fédéré autour d’elle des élites de peuples indigènes d’Algérie, contre le colonialisme français, n’avait pas à être condamnée à en rester prisonnière au lendemain de la guerre dite d’indépendance. Consciemment ou inconsciemment, c’est le sens qu’on peut donner à son insurrection armée de 1963, sous la bannière du FFS.

– Thèse 6 : La crise berbériste de 1949 a anticipé le type de sort que l’Algérie postfrançaise allait réserver au traitement de la question kabyle.
A l’instar de ceux qui avaient préféré, durant cette crise de 1949, tuer dans l’œuf l’indépendance de l’Algérie, ceux qui en tiennent la gérance, de nos jours, sont prêts à l’exposer à une guerre civile que d’accéder à la reconnaissance, ne serait-ce que partielle, du peuple kabyle, ou de tout autre peuple, en son sein.

– Thèse 7 : Le nationalisme algérien des Kabyles était et demeure une erreur stratégique. Leur vision est faussée par le prisme déformant du colonialisme et d’un certain nombre de conceptions idéologiques erronées.
Au lieu de s’en tenir à la seule revendication d’indépendance de la Kabylie, ils étaient aveuglés par le rêve de fédérer autour d’eux l’ensemble de l’Afrique du Nord, sans pour autant en envisager les éventuelles conséquences et les possibilités d’évolution de leur situation au lendemain de l’objectif atteint. C’est un trait de la personnalité du Kabyle que de rêver généreusement à la fraternité là où d’autres peuples négocient de pied ferme leurs intérêts.

– Thèse 8 : Globalement, et aussi étrange que cela puisse paraître, le nationalisme anticolonialiste était en soi une victoire du colonialisme.
Le fait de lutter pour la libération d’un pays créé par la colonisation est en soi une reconnaissance du fait colonial, de son produit et de ses bienfaits. On n’en conteste que le leadership et non le bien-fondé. Un adage kabyle met en contradiction le refus du végétarien de consommer de la viande et son empressement à en apprécier la sauce.

– Thèse 9 : Comme conclusion pour la Kabylie : Désormais, pour le peuple kabyle, seuls ses intérêts doivent le guider.
Il n’est pas demandé pour autant aux Kabyles de renoncer à leur légendaire générosité, mais de la faire passer après les intérêts supérieurs de leur peuple, de leur nation, de leur patrie, la Kabylie

– Thèse 10 : sous forme de conclusion générale : UN PEUPLE NE DOIT JAMAIS ACCEPTER QUE SON DESTIN SOIT REMIS ENTRE LES MAINS D’UN ETRANGER !

Londres, le 10/11/2024
Ferhat MEHENNI

Source : MAK

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